Espace de débats pour interroger les changements du monde, le Procès du siècle se tient chaque lundi à l’auditorium du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, à Marseille. Libération, partenaire de l’événement, proposera jusqu’en mars, articles, interviews et tribunes sur les thèmes abordés lors de cette troisième édition. A retrouver ici. Informations et réservations sur le site du musée pour la conférence «T’es jeune et tu crises», le 20 novembre en présence de Salomé Saqué (journaliste, autrice) et David Assouline (sénateur).
Les sciences sociales le documentent depuis longtemps : nous sommes inégaux face aux crises. Les facteurs de vulnérabilité, en la matière, sont divers et variés. Il est toutefois une constante, qu’on tend un peu vite à oublier lorsqu’on l’a soi-même dépassée et que continuent de négliger, sourdes et butées, les politiques publiques : la jeunesse, au moment d’affronter ces obstacles, n’est pas un avantage. Elle est même tout l’inverse. Celles et ceux qui ont aujourd’hui entre 18 et 29 ans – 9 millions de Français tout de même – le savent bien. Ils en font, à des degrés certes variables, l’amère expérience : au-dessus de leurs têtes, les crises volent en escadrille.
Logement, emploi, Covid-19, climat… «Ces crises qui s’enchaînent, les jeunes les vivent forcément très différemment que les autres classes d’âge. Ils les reçoivent en pleine construction identitaire, à un moment déjà vertigineux où, pour eux, tout reste à faire», souligne Claire Thoury, présidente du Mouvement associatif et autrice de S’engager. Comment les jeunes se mobilisent face aux crises (Les Petits Matins, 2023).
S’il n’est pas question de plaindre une génération plus qu’une autre, force est de constater que les jeunesses actuelles partent très désavantagées au moment d’affronter l’épaisse superposition de tracas. Elles supportent, d’abord, un fardeau ancien : une précarité tenace et surtout croissante. «Le taux de précarité des 15-24 ans est passé de 17 % en 1982 à 54 % en 2018, rappelait ainsi l’ouvrage Jeunesses. D’une crise à l’autre (Presses de Sciences Po, 2022), coordonné par Yaëlle Amsellem-Mainguy et Laurent Lardeux. Leur situation sur le marché du travail, précisent les chercheurs, s’est fortement dégradée, multipliant par quatre leur taux de chômage : 24 % avant la crise sanitaire, contre 6 % en 1975.»
Pessimisme et crise de confiance
La crise sanitaire, à partir de 2020, a noirci un peu plus ce paysage socio-économique déjà sombre. Les sociologues de l’Institut national d’études démographiques ont montré que «39 % des 18-24 ans déclaraient au cours de la crise sanitaire avoir perdu des revenus, 44 % se sentir isolés, et 32 % craindre de ne pas pouvoir payer leur loyer». Près de trois ans plus tard, tous les signaux restent au rouge. Un chiffre, parmi tant d’autres, qui ne trompe pas : la moitié des files d’attente des Restos du cœur est constituée de jeunes de moins de 25 ans. Corollaire de cette panade matérielle, la santé mentale des jeunes s’est mise à sombrer dès les premiers mois de la pandémie. Une fois de plus, les données sont saisissantes : 20,8 % des 18-24 ans ont été touchés par des troubles dépressifs en 2021, contre 11,7 % quatre ans auparavant. Soit une hausse de près de 80 %, révélait ainsi Santé publique France en février.
C’est sur des épaules juvéniles déjà bien chargées que pèse donc, désormais, la grande crise qui vient détrôner toutes les autres, celle du dérèglement climatique. C’est d’abord une réalité factuelle, rappelle la journaliste Salomé Saqué, autrice de Sois jeune et tais-toi (Payot, 2023), et qui participera à la conférence «T’es jeune et tu crises ?» le 20 novembre au Mucem de Marseille : «La crise climatique va affecter les jeunes plus que toutes les générations précédentes. Une étude de la revue Science prédit qu’une personne née en 2020 subira sept fois plus de vagues de chaleur qu’une personne née en 1960.»
Les chercheurs témoignent d’ailleurs d’une conscience très aiguë, chez les jeunes, de cette vulnérabilité nouvelle. Une analyse publiée par The Lancet Planetary Health en 2021, dans dix pays dont la France, montrait ainsi que 75 % des jeunes interrogés jugeaient le futur «effrayant», et que 56 % estimait l’humanité «condamnée»… «La jeunesse est plurielle, composite, mais si quelque chose relie les jeunes aujourd’hui, c’est bien l’inquiétude, et ce sentiment terrible, et nouveau pour le coup, qu’on vivra à l’avenir moins bien qu’avant», dit Salomé Saqué.
Ce pessimisme se double d’une autre crise, de confiance cette fois-ci, vis-à-vis du reste de la société. «Pour les jeunes générations, ce qui est insupportable et très difficile à comprendre, c’est la lenteur de la réaction collective et institutionnelle face aux crises, témoigne Claire Thoury. Devant l’impératif de mouvement, s’est imposée aux jeunes l’idée qu’ils avanceraient plus vite tout seuls, sans les institutions».
«Viscéral et radical»
D’où la recherche, active et croissante, d’autres voies de mobilisations : «Si les jeunes ne sont pas optimistes, ils ne sont pas inactifs non plus», souligne Salomé Saqué, qui regrette le répétitif procès en individualisme et en dépolitisation paresseusement intenté aux jeunes par beaucoup de leurs aînés : «On assiste en fait à une politisation en transformation, qui contourne le vote pour s’articuler autour d’autres moyens, à l’image de la désertion des diplômés des grandes écoles, du recours à la désobéissance civile ou du militantisme organisé sur les réseaux sociaux». «Il y a dans la réaction des jeunes face aux crises quelque chose de très viscéral et radical, qu’on n’a sans doute pas bien mesuré, abonde Claire Thoury. Dans la recomposition de leurs trajectoires professionnelles ou dans leur vie personnelle, ils opèrent des ruptures qui sont à la fois ultra-lucides et pleines d’affect.»
S’il y a urgence, c’est donc bel et bien d’entendre ces jeunes mobilisés ou désabusés, et de les intégrer davantage aux décisions. Pour Claire Thoury, «c’est le rôle des corps intermédiaires de suggérer et de proposer des débouchés politiques à leurs mobilisations. Il faut les convaincre qu’en utilisant les institutions, ils seront plus puissants.» «Il faut que cesse la disqualification automatique dès qu’ils s’expriment, martèle Salomé Saqué. Dans la décision politique, dans l’entreprise, et partout ailleurs – famille, école, espace public, etc.-, il est temps de valoriser leur parole, leurs centres d’intérêt, leur créativité, en acceptant leurs contradictions.»