Du 2 au 4 décembre, au centre Pompidou, trois jours de débats et d’échanges pour s’interroger sur les liens entre transition écologique et transition culturelle. Retrouvez tribunes et articles dans le dossier thématique dédié à l’événement.
Définir le rôle que les lieux d’art et de culture peuvent jouer dans l’affrontement au changement climatique, c’est d’abord prendre au sérieux deux objections. D’une part, tout indique que les freins qui entravent aujourd’hui la transition écologique de nos sociétés sont d’abord affaire de choix industriels, d’intérêts actionnariaux et d’équilibres géopolitiques, dimensions face auxquelles la culture apparaît démunie. D’autre part, l’univers de la création apparaît aux yeux de certains compromis, voué au mieux à «verdir» artificiellement nos représentations du monde, au pire à reconduire l’illusion d’un univers humain indifférent à ses conditions matérielles d’existence, à perpétuer au cœur des villes et le long de cimaises blanches la bulle d’un imaginaire hors-sol.
Inutile et compromise, la culture ? Ces deux soupçons expliquent sans doute que les œuvres et les musées qui les accueillent soient aujourd’hui pris pour cibles d’actions radicales, prenant appui sur l’aura des chefs-d’œuvre pour interpeller sur notre indifférence collective face aux écosystèmes souillés ou aux pans entiers de la planète qui basculent dans l’inhabitable. Toutefois, dans ce choix des activistes de se tourner vers les lieux d’art, il n’est pas interdit de lire sous la contestation comme le signe d’une attente, et l’interpellation est peut-être d’autant plus vive qu’elle fait fonds sur une certaine parenté.
Car entrez dans un musée : incessibles, les oeuvres que vous verrez aux murs y sont soustraites au marché ; exposées, elles s’offrent comme un bien commun, appellent à être partagées plutôt que possédées ; permanentes, elles font pièce à l’obsolescence programmée ; vulnérables, elles suscitent des gestes et des prudences qui, des équipes de restauration aux agents d’accueil, aux visiteuses et visiteurs, construisent une culture commune de la fragilité. La question n’est pas alors de mettre en concurrence le soin que nous avons pour les oeuvres et celui que nous devrions porter à l’environnement ; il est de nouer les alliances nécessaires à faire des lieux de culture un point d’appui possible pour étendre, au-delà de leurs murs, l’exigence d’un entretien du monde.
Pour ne pas rester un vœu pieux, une telle exigence implique toutefois trois tâches.
Premièrement, exercer vis-à-vis de notre propre histoire culturelle une forme de droit d’inventaire : comprendre, par exemple, comment les artistes ont très tôt cherché les voies d’une déprise vis-à-vis de cette vision de la création comme expansion indéfinie, extraction de ressources inépuisables et artificialisation intégrale du monde qui, du suprématisme au futurisme, traversait silencieusement au XXe siècle le programme des avant-gardes. De l’artiste féministe Mierle Lederman Ukeles interrogeant nos déchets en inventant le maintenance art au sculpteur Giuseppe Penone retrouvant l’arbre dans la poutre équarrie, relire l’histoire de l’art comme un répertoire d’alternatives pour une autre modernité.
Deuxièmement, faire évoluer les pratiques mêmes qui organisent la vie des institutions culturelles, du réemploi des matériaux à l’usage des locaux, en mesurant que les difficultés qui jalonnent ce parcours sont comme un précipité des dilemmes qui traversent nos sociétés : comment affirmer la vocation cosmopolitique de la culture tout en réduisant le fret ? Comment habiter et faire évoluer des bâtiments conçus en d’autres temps ? De chaque point de friction, des leçons doivent être tirées, réfléchies et partagées avec les autres lieux engagés dans le même effort.
Troisièmement si, comme l’affirme le philosophe Baptiste Morizot, pour secouer l’indifférence il faut reconquérir les «politiques de l’attention», on doit tirer enfin parti de ces extraordinaires laboratoires de l’attention que constituent les lieux d’art, lieux où l’on ne fait somme toute qu’apprendre à prêter l’oreille et le regard, prendre patience, consentir à se laisser saisir, affecter, bouleverser. Reste alors à faire circuler, dans les deux sens, notre aptitude à la vigilance : d’un côté accueillir au cœur de la culture le débat climatique, les révisions qu’il impose et les controverses qu’il suscite ; de l’autre faire voyager vers le monde, vers le vivant et son importance insigne, les qualités d’attention collectivement formées, exercées, aiguisées sur les lieux de l’art et de la création.