La «culture» peut-elle être d’aucune aide face à la «crise environnementale» ? A cette question, il n’est plus possible de répondre en invoquant la capacité de la création et de la recherche à faire naître une «prise de conscience». On sait à quel point la réflexivité manque d’effets pratiques, et la dénonciation de consistance. Mais la nouvelle réponse désormais proposée, qui consiste à réformer nos sensibilités, nos attentions, nos imaginaires ou nos ontologies, ne me paraît pas beaucoup plus adaptée. Transformer notre regard et nos affects n’est possible qu’à condition d’engager une réflexion d’ordre matériel et technologique sur l’organisation de la vie collective.
Cela a pour première conséquence de récuser l’idée de «culture» comme sphère séparée. Les formes d’expression qui se déploient au théâtre, au cinéma, dans les musées, ont aussi leur existence dans les rues, les cuisines, les champs, les ateliers et même les universités. Les biens dits «immatériels» comme les «œuvres de l’esprit» portent ainsi mal leur nom : la moindre image incorpore du travail, des outils, des infrastructures, des émissions de CO2.
Penser l’action dans son versant négatif
La «culture» n’est donc pas extérieure au capitalisme et sans doute lui a-t-elle donné une certaine légitimité. Combien de fois peut-on lire que ce système économique est efficace pour produire des «richesses» (notamment «culturelles») là où il s’avère plutôt inefficace pour gérer les déchets ?
Un des principaux enseignements que j’ai tirés de mes recherches est que le rebut est le fondement de toute organisation sociale. Rien n’est plus pertinent, pour saisir la façon dont se comportent les êtres humains, que d’observer la façon dont ils conçoivent les déchets. Mais peut-être parce que nous vivons dans le capitalisme, nous avons tendance à mal comprendre leur nature. Nous pensons le rebut comme l’effet secondaire ou comme le résultat final d’un processus de production alors qu’il est, en réalité, la condition même de toute relation à la matière. Utiliser une chose, par exemple une plante médicinale, suppose de savoir comment se débarrasser de ce qui en elle ne doit pas être utilisé. Voilà donc le type de conversion du regard à entreprendre : chaque fois que l’on observe un artéfact, demandons-nous combien de déchets son existence a supposé.
Tribune
De ce point de vue, l’extension des pratiques de recyclage n’est pas qu’une bonne nouvelle : en voulant retraiter tous les déchets ex post, on s’empêche de se demander si en première instance il fallait les produire. Voilà un autre enseignement tiré de mes recherches : la nécessité de penser l’action, aussi, dans son versant négatif. Comme le rappellent les grèves et la pratique du secret, s’abstenir de faire quelque chose est en certaines situations le meilleur moyen d’agir. C’est là précisément que le défi technique et matériel posé par les déchets devient une histoire d’éthique et de sentiments. Quelles sont les sources de nos plaisirs et de nos malheurs, que voulons-nous et que refusons-nous ? Implicitement, ces questions en abritent une autre que les sciences sociales devraient toujours garder à l’esprit : comment vivre ?
Ouvrir une voie libératrice
Prenons l’exemple de la recherche académique. Sans doute n’a-t-elle jamais été autant soumise à la pression à publier et à organiser des événements afin d’ajouter des lignes sur son CV. Plutôt que de s’en féliciter, les universitaires publiant à tour de bras devraient donc avoir honte de le faire. Ce reversement affectif et éthique, qu’on peut aisément étendre au milieu littéraire, a pour vertu de faire coïncider la réduction des déchets avec la réduction du stress et il n’y a là aucun artifice : juste la preuve que la croissance est une folie. Puisqu’il faut bien commencer quelque part, la décroissance académique devrait fournir au monde universitaire l’occasion inespérée d’ouvrir pour les autres une voie libératrice.
Venons-en maintenant à la production des images. En ce début de décennie, on peut encore voir des installations d’art contemporain dénoncer les dégâts du capitalisme en écrasant des voitures neuves sur le parvis intérieur d’une fameuse institution culturelle. On peut encore voir des expositions portant la bonne parole écologique à coups de convois aériens. On peut encore voir des productions cinématographiques engloutir des millions de dollars pour quelques secondes de film. Or s’il y a bien un monde qui peut mettre un terme à cette folie, c’est celui de la création. Car nous avons besoin d’images. Simplement, nous n’avons pas besoin d’autant d’images et nous avons besoin de les apprécier autrement que dans le tête-à-tête solitaire avec l’écran.
Rien ne sert de recycler ou de dresser des bilans carbone sans poser en permanence la question du travail, sans élaborer des manières de vivre désirables, sans cultiver le goût des projections collectives, du spectacle vivant, du théâtre, de la danse, du cirque ou des contes nocturnes. Entre le capitalisme des plaisirs et le puritanisme écologique, il existe une mince voie qui est aussi la seule tenable : la simplicité.