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Environnement : craindre le chimique et mieux aimer le vivant

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Par Marc-André Selosse, biologiste, professeur au Muséum national d’histoire naturelle et à l’Institut universitaire de France.
Les polluants éternels (ou Pfas) proviennent de nos poêles, de nos emballages alimentaires, de nos textiles et des usines productrices. (Douglas Sacha/Getty Images)
par Marc-André Selosse, professeur du Muséum national d’Histoire naturelle et à l’Institut Universitaire de France
publié le 23 septembre 2024 à 12h05

En 2024 dans toute la France, la rédaction de Libération explore les enjeux de la transition écologique avec pour objectif informer, débattre et envisager des solutions au plus près des réalités françaises. Rendez-vous le 26 septembre au 106 à Rouen pour la troisième étape 2024 du Climat Libé Tour.

Notre vie quotidienne bénéficie des progrès médicaux et techniques issus de la chimie de synthèse inventée par l’homme. Mais faisons un pas en arrière… Un inventaire s’impose. Quand un aliment tombe par terre, on hésite à le manger, redoutant que de dangereux microbes l’aient assailli : faux, le vrai danger réside dans les polluants chimiques ou les produits nettoyants du sol qui entrent dans la graisse de l’aliment…

Car la chimie peut tuer. Un article de la revue Science du 5 septembre 2024 étudie les comtés étasuniens où les chauves-souris ont été décimées par la maladie dite du «nez blanc». Elles ne mangent plus les insectes nuisibles aux cultures et le recours aux pesticides augmente de 31 %… Plus effrayant, la mortalité infantile croît de 8 % dans ces comtés à cause des pesticides qui «remplacent» les chauves-souris ! Renversons les choses : le vivant peut être un allié inoffensif ; la chimie peut être un allié dangereux.

L’agriculture n’est pas la seule en cause. Les plastiques se fractionnent et engendrent des particules, les microplastiques. Formés durant leur utilisation (une bouteille d’eau en plastique en contient des centaines de milliers) ou après leur abandon dans l’environnement, les microplastiques pénètrent partout. Ils contaminent nos aliments (nous en mangeons l’équivalent d’une carte bleue par semaine) et traversent même la barrière placentaire. Or, ces microplastiques libèrent des composés cancérigènes et des perturbateurs endocriniens qui miment nos hormones à mauvais escient. Les polluants éternels (ou Pfas) ont une toxicité semblable : ils proviennent de nos poêles, de nos emballages alimentaires, de nos textiles et des usines productrices. Leur coût en santé publique est évalué entre 52 et 83 milliards d’euros par an en Europe. Une étude de la Commission européenne (dévoilée par le Monde en 2023) révèle que l’interdiction des substances chimiques les plus dangereuses économiserait de 11 à 31 milliards d’euros de santé publique par an en Europe – pour un manque à gagner, côté industriel, dix fois moindre.

Oui, notre monde nous est toxique : l’humanité aurait créé plus de 350 000 molécules nouvelles et continue, par milliers chaque année – sans compter leurs dérivés dans l’environnement. Toutes ne sont pas toxiques, mais un faible pourcentage représente des centaines de menaces. En cinquante ans, la concentration en spermatozoïdes du sperme a été divisée par deux en Occident et les cancers des 0-19 ans ont augmenté de 40 % en France. Voilà des indicateurs d’une dégradation de la vivabilité de notre environnement, loin du confort que promettrait l’innovation chimique à tout prix.

Retrouvons la logique du vivant en éliminant certaines pollutions. Le règlement européen Reach (pour «Regulation on the registration, evaluation, authorisation and restriction of chemicals») régule les substances chimiques dangereuses : sa première version de 2007 est jugée peu exigeante, mais son réexamen par la Commission européenne, prévu en 2022, a été différé sine die. C’est une catastrophe sanitaire, car il s’agit de la vivabilité de notre environnement !

Retrouver la logique du vivant, c’est enfin le substituer à la chimie autant que possible. Chaque fois qu’on peut utiliser la photosynthèse des plantes pour capter l’énergie solaire, faisons-le. Ne recouvrons pas complètement nos champs de panneaux solaires, comme on le voit souvent, mais ménageons des cultures sous des panneaux orientables en densité limitée : en couvrant 20 % de la surface de tels panneaux, on maintient 75 % de la production végétale. Aménager ainsi 2 % de la surface agricole française produirait autant d’électricité que notre parc nucléaire ! Quant aux pesticides, méditons l’exemple des chauves-souris étasuniennes : une lutte biologique contre les insectes indésirables exige des haies et des jachères pour abriter les oiseaux et les insectes carnivores, et pour faire écran physique à la propagation des maladies… L’abandon de la monoculture, pour une alternance d’une année à l’autre, voire des semis mélangés (pois et blé, par exemple), limite la propagation des pathogènes.

Inventorier la chimie et considérer le vivant, sa fragilité et son utilisabilité sont une urgence sanitaire. Chacun doit revoir sa compréhension du monde et sa consommation, car notre civilisation vit de plus en plus mal, faute de penser assez… au vivant.

Marc-André Selosse a notamment publié Nature et préjugés : convier l’humanité dans l’histoire naturelle (Actes Sud, 2024).