On savait l’édifice toujours moins accessible, laissant à sa porte de plus en plus de citoyens, mais il semblait solide. La «main invisible» et «l’intelligence des marchés», ciment de la doctrine macroniste, n’ont finalement pas suffi : fissuré par deux ans de crise, le marché immobilier français craque de toutes parts. Et à tous les étages : offre et demande, neuf et ancien. Les promoteurs tirent la langue (122 faillites en 2023, +72% par rapport à 2021, selon le cabinet Altares), les agences immobilières aussi (887 faillites en 2023, +206%), les études de notaires se dégarnissent (près de 1 000 licenciements l’an passé). Selon la Fédération française du bâtiment, la filière construction, elle, anticipe «une chute d’activité de 21 milliards d’euros en volume entre 2022 et 2025».
Rendus insolvables par des taux d’intérêt hauts et la baisse de leur pouvoir d’achat, la majorité des Français n’ont plus les moyens de s’offrir un nouveau toit. Car c’est bien le logement qui souffre, dans des proportions inédites, depuis trente ans. Selon le site spécialisé Notaires de France, le volume des ventes de logements anciens – l’essentiel du marché – est tombé à 793 000 transactions sur un an à fin mai 2024, quand il atteignait 1,2 million fin septembre 2021. L’orage serait en train de passer, car les taux d’intérêt baissent. Enfin le bout du tunnel ? Rien n’est moins sûr ; a fortiori pour les ménages les moins nantis. Les dégâts accumulés dans le secteur de la construction et les déséquilibres systémiques de celui du logement augurent une sortie de crise jalonnée d’obstacles.
La baisse des taux, un soubresaut ?
Ce fut, pour le neuf comme pour l’ancien, le point de bascule. «La hausse drastique des taux d’intérêt décidée en juillet 2022 par la Banque centrale européenne (BCE), pour lutter contre l’inflation, est le point de départ de la crise, rappelle Michel Mouillart, professeur émérite d’économie et directeur de l’observatoire Crédit logement/CSA. La décision s’est révélée fort fâcheuse : en France, le taux moyen des prêts immobiliers est passé d’environ 1 % début 2022 à plus de 4 % début 2024.» Comme attendu, la BCE a annoncé jeudi 12 septembre réduire de 25 points de base son taux de dépôt, l’un de ses trois principaux taux directeurs, qui passe alors de 3,75 % à 3,5 %. De quoi amorcer la reprise ? «C’est une lueur, concède Michel Mouillart. La lente remontée d’activité laisse penser que le creux de la vague a été atteint en fin d’hiver dernier.» Comptons cependant sur Christine Lagarde pour calmer nos ardeurs : «Il faudra faire preuve de prudence, de résolution et de persévérance, euphémisait la présidente de la BCE le 8 juin. Les taux d’intérêt devront par conséquent demeurer à un niveau restrictif aussi longtemps que nécessaire.» Le crédit abordable n’est pas pour tout de suite.
Prix du mètre carré : a-t-on (enfin) touché le plafond ?
Phénomène de long cours, la hausse des prix sévit depuis le début des années 2000. L’année 2023 a semblé amorcer un recul des prix. A l’échelle nationale, les prix de l’ancien ont reculé de 4 %, selon l’Insee. Mais cette amélioration fut de courte durée : «La hausse sur les prix de l’ancien se renforce, en province et dans la plupart des grandes villes, depuis le début du printemps», constate le baromètre LPI-iad publié en août. A fin juillet, l’augmentation a été de 2,1 % sur trois mois. Les perdants le demeurent : «La place des “cadres supérieurs et professions libérales” [parmi les acheteurs] s’élargit au détriment de celle des “ouvriers et employés”. […] Le recul de la primo accession constaté en 2023 se renforce.»
Pour les classes moyennes, «le pouvoir d’achat a subi une telle dégradation qu’une légère baisse de prix ne suffit pas, résume Virginie Monvoisin, enseignante-chercheuse à Grenoble école de management et membre du collectif des Economistes atterrés. L’incertitude macroéconomique et politique alimente en outre l’attentisme. Ceux qui ont de l’épargne ont du mal à désépargner.» L’Etat a ici son rôle à jouer, plaide l’économiste : «Primes directes, financement à taux zéro, soutien au pouvoir d’achat… L’arsenal de leviers pour désentraver la demande est large.» Mais qui pour l’employer ?
Miser sur le neuf ?
Le marché du neuf traverse une crise sans précédent depuis le milieu des années 90. Les prix ont flambé sous l’effet de l’inflation et de la hausse des coûts de production. En 2023, les mises en chantier de logements ont chuté de 22 % par rapport à 2022, les permis de construire de près de 24 %, selon les données provisoires du ministère de la Transition écologique. Or la France a besoin de nouveaux logements. «Côté demande, il faut libérer l’accès au crédit et dire à la Banque de France de renoncer à la règle des 35 % [depuis 2022, le taux d’effort des emprunteurs – le ratio de leurs charges d’emprunt sur leurs revenus – ne doit pas excéder 35 %, ndlr], qui favorise les ménages les plus riches. Côté offre, il faut soutenir l’investissement locatif via des prêts à taux zéro et des défiscalisations», plaide Michel Mouillart.
En janvier, l’ex-Premier ministre Gabriel Attal a fantasmé un «choc d’offre» : il s’agissait principalement de simplifier les normes. Son efficacité ne convainc pas. «Qui peut croire qu’il suffit de construire plus de logements neufs pour faire baisser les prix ? Cette pensée libérale est pure ignorance : d’abord parce que c’est l’ancien qui dicte les prix ; ensuite parce que le neuf qu’on construit s’adresse à des investisseurs ou des ménages déjà propriétaires, et les faits montrent qu’il n’est pas abordable», témoigne Jean-Claude Driant, professeur à l’Ecole d’urbanisme de Paris, chercheur au Lab’Urba et codirecteur de l’ouvrage les Crises du logement (PUF, 2018).
Le logement social sous pression
Les demandes de logement social ne cessent d’augmenter en France. Elles concernaient 2,6 millions de ménages en 2023, selon l’Union sociale pour l’habitat (USH, la confédération des bailleurs sociaux), soit une hausse de 7,5 % par rapport à 2022. Dans le même temps, le nombre d’agréments de nouveaux logements «n’a jamais été aussi bas depuis au moins 2005», prévenait en janvier Emmanuelle Cosse, présidente de l’USH. «On a besoin de construire de nouveaux logements sociaux, mais aussi d’en reconstruire certains, car une partie du parc actuel est très dégradée», appuie Virginie Monvoisin. Mais le chemin risque d’être long. En 2018, afin de parvenir à 1,5 milliard d’euros par an les économies dans les dépenses de l’Etat pour le financement des APL (finalement réévaluées à 1,3 milliard), le gouvernement d’Edouard Philippe a imposé aux organismes HLM la mise en place d’une «réduction de loyer de solidarité» (RLS), grevant d’autant leurs finances. Une mesure qui a provoqué un ralentissement de la rénovation et de la construction.
La transition écologique, une nécessité paradoxale
On comptait, au 1er janvier 2023, 6,6 millions de passoires énergétiques en France, soit 17,8 % du total de 37 millions de logements, selon l’Observatoire national de la rénovation énergétique. L’effort de rénovation est donc immense, nécessaire, mais aussi coûteux. Un boulet pour le marché ? «Malheureusement oui, répond Jean-Claude Driant. La rénovation énergétique est indispensable mais porteuse de contradictions. Elle tend à éroder l’offre locative privée, car les propriétaires se débarrassent des logements dont le [diagnostic de performance énergétique] est mauvais. Et elle pose des questions de solvabilité pour les ménages, car les primes ne couvrent pas tout. Sans compter un impensé actuel : les logements non rénovables.» L’équation écologique et sociale est redoutable : rénover, appliquer la «zéro artificialisation nette» (qui vise à lutter contre la bétonisation des terres) et décarboner la construction sans sacrifier l’accessibilité au logement. Pour le chercheur, «traiter ces contradictions paraît difficile sans aides publiques».