En partenariat avec l’Ecole des arts décoratifs, l’Ecole normale supérieure–PSL et le Muséum national d’histoire naturelle, Libération organise le 23 septembre une biennale pour célébrer le vivant. En attendant cette journée de débats et d’échanges, nous publions sur notre site tribunes et éclairages sur les thématiques qui seront abordées durant la biennale.
Le diagnostic est posé : la crise environnementale est aussi, d’après les mots du philosophe Baptiste Morizot, une «crise de la sensibilité au vivant». Nous savons différencier un iPhone d’un Samsung, mais nous avons oublié le nom du loriot et de l’achillée millefeuille. Et la fiction aurait sa part de responsabilité là-dedans : depuis l’âge d’or de la science-fiction, au mitan du siècle dernier, on ne rêve plus que de vaisseaux spatiaux et d’ordinateurs quantiques. Comme le fait remarquer l’écrivain de science-fiction Alain Damasio, auteur notamment des Furtifs (la Volte, 2019), «le point de fascination doit être basculé de la machine vers le vivant, car je suis convaincu qu’il y a beaucoup plus d’éléments passionnants à explorer avec n’importe quel être vivant qu’avec la plus puissante des IA». Pour la spécialiste des représentations du vivant en littérature et directrice de recherches au CNRS Anne Simon, «l’humain vit au travers du langage par le biais de l’oralité, des romans, des BD, des mangas, des textes de loi ou des débats au Parlement – donc la langue nourrit l’action».
Mais encore faut-il pouvoir décrire, ou écrire, ces vivants qui sont soudain revenus en grâce. Pour Anne Simon, tout commence par une question de sens : on parle volontiers d’embrasser le «point de vue» des autres – mais qu’en est-il d’autres modes de perception ? «Une façon de démultiplier les approches du monde et des vivants serait d’essayer de sortir de notre perception, de notre lexique et de notre syntaxe habituelles», avance l’autrice du très beau Une bête entre les lignes : essai de zoopoétique (Wildproject, 2021).
Part de mystère
Pour ce faire, la membre du comité scientifique de la biennale organisée par les Arts-Déco propose d’adopter une «pensée adjectivale». Ecrire en phrases courtes, hachées, avec des verbes à l’infinitif, est «parfois une solution de facilité», observe-t-elle. «Chat. Souris qui court. Attraper. Un repas», est-ce vraiment la meilleure manière de se glisser dans la peau d’un animal ? Là où «le chat» est une abstraction qui peut renvoyer à toutes les situations, Anne Simon propose de «saisir ce qui fait du chat dont je parle une entité singulière. Car ce qui fait le sel de la vie, c’est le singulier, l’éphémère, la parure, la couleur». C’est aussi «explorer le fait qu’elle est aléatoire, transitoire, incarnée dans des moments historiques», ajoute-t-elle.
Le philosophe Baptiste Morizot remarque quant à lui qu’on a trop souvent tendance à essayer de faire tenir le vivant à l’intérieur d’une définition unique. Or, en cherchant une définition thermodynamique, moléculaire, ou évolutionnaire de la vie, on risquerait de la figer dans des catégories, sans parvenir à réellement «entrer dans ses parages». Quel nouveau registre de langage faut-il alors faire émerger ? Pour le philosophe, il convient de s’intéresser aux possibilités qu’ouvre la métaphore : puisque celle-ci est une image, non rigoureuse, elle a longtemps été mise de côté par une partie de la philosophie et des gens sérieux. Mais à présent qu’il faut reconnaître la part de mystère que les vivants portent en eux, la métaphore devient un outil précieux : une tentative d’explorer la «rationalité imaginative», comme le formulent les linguistes Mark Johnson et George Lakoff.
«Le feu lui-même»
Mais les métaphores peuvent avoir un rôle ambigu : le philosophe remarque par exemple qu’on parle du vivant comme d’une «cathédrale en feu». Cela nous laisse à penser que plus le temps passe sans intervention humaine, plus il ne restera qu’une poignée de cendres à récolter, et donc qu’il faut «restaurer» le vivant comme on le ferait d’un bâtiment brûlé. A l’inverse, Morizot propose de voir le vivant comme «le feu lui-même» : dynamique, qui a une puissance de radiation qui peut se propager à travers la terre, qui peut s’auto-multiplier comme détruire (1). Il en déduit alors qu’il convient moins de protéger le vivant que de le «raviver» comme on soufflerait sur les braises, lui donnant une impulsion pour qu’il se reconstitue par lui-même. Changer de métaphore serait donc le premier pas pour faire évoluer des politiques environnementales à l’échelle nationale – il y a de quoi en rester coi.
(1) «Quel langage pour penser autrement le vivant ?» conférence au Collège de France, 3 avril 2023.