Comment fournir une alimentation durable et de qualité à toutes et tous ? Enquêtes, portraits, témoignages et reportages... Un dossier réalisé en partenariat avec l’association «Vers un réseau d’achat en commun» à l’occasion de ses 10 ans.
Awa Moreau et Zaineb Ben Fraj ne s’étaient pas vues depuis des mois. Mais il ne faut qu’un grain de poivre et quelques épices pour que la complicité revienne. «Comme si on s’était quittées la veille», sourit Zaineb, chargée de son panier de provisions. Awa a aussi soigneusement choisi ses ingrédients, amoncelés sur un coin de table. Robes printanières, pieds nus sur le carrelage frais, les deux femmes ont accepté de cuisiner pour Libé. Zaineb approche la quarantaine, Awa a la cinquantaine. On s’est invitée chez cette dernière, dans sa cuisine ouverte sur un grand salon clair, le «cœur de la maison», dit-elle. Le début du mois de juin est doux dans son quartier verdoyant de Villeurbanne, en périphérie de Lyon. Awa descend chercher Zaineb coincée devant le sas. On se retrouve à ouvrir la porte aux compagnonnes de cambuse hilares.
Deux heures plus tard, l’odeur de leurs plats a embaumé l’appartement. On a l’impression de s’attabler avec des frangines ou des cousines. Un éplucheur à la main puis penchées sur les plaques de cuisson, elles ont livré avec simplicité leurs histoires de vie et leurs secrets de fabrication. Le «partage», le «plaisir», le «goût» sont des mots qui reviennent. Le savoir-faire en est un autre, qu’elles emploient peu, enchanteuses modestes des papilles. Elles racontent les enfants (trois grands pour Awa, deux jeunes pour Zaineb), les maris, les coups durs et les rebonds, la passion du bien-manger et les soirs de fatigue où le repas «vite fait» s’assaisonne malgré tout d’une fantaisie.
Awa la gracieuse a mijoté un mafé végétarien de carottes, aubergines et chou blanc, accompagné de riz blanc et de rondelles frites de banane plantain. Zaineb la tchatcheuse a concocté une ojja (une chakchouka de poivrons, oignons, échalotes et tomates dans laquelle on poche des œufs) avec de petites galettes de semoule. Les bouchées, relevées ce qu’il faut, fondent sur la langue. On essaie de consigner les recettes. «Je fais tout à l’œil», se marre Zaineb. «C’est beaucoup au pif, puis je goûte», confirme Awa. On plonge un doigt ou une petite cuillère dans ce qui glougloute, c’est merveilleux. Réchauffé le lendemain, ce sera un baume.
«Pour le salé, je ne peux pas parler de quantité», confesse Zaineb en arrosant généreusement d’huile d’olive la semoule fine et la petite poignée de sel qu’elle pétrit pour confectionner ses galettes. «Et je vais forcément mettre un autre légume ou une épice à moi, il y a toujours une touche de la Tunisie qui revient.» Cette «touche», Awa, arrivée de Centrafrique à 24 ans, l’appelle sa «signature» : «Quand je prépare quelque chose que je ne connais pas, je m’applique, mais quand je fais un plat de chez moi, j’y vais.»
Awa et Zaineb se sont rencontrées en 2017, dans ce même appartement, à la faveur d’un projet de l’association Vers un réseau d’achat en commun (Vrac). Née quatre ans plus tôt à Lyon, cette structure qui vend à des prix accessibles des produits de qualité, bio et locaux dans les quartiers populaires, a décidé d’écrire sa bible métissée. Un livre de recettes, intitulé Femmes d’ici, cuisines d’ailleurs, trésors culinaires familiaux (1), fait par et pour ces cheffes du quotidien.
Ce sont elles, ces «mamans» des cités, qui les premières ont adhéré aux groupements d’achat de Vrac. Elles ont pris le temps de se réunir, de dire leurs envies, de s’écouter. Pour remplir le frigo, allier leurs voix et refuser la précarité alimentaire. Zaineb a rejoint l’aventure à ses tout débuts en 2013 à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue de Lyon. Elle a grandi entre la vallée du Grésivaudan, près de Grenoble, où ses parents «achetaient le lait frais chez le fermier», que sa mère faisait fermenter ou transformait en beurre, et la Tunisie, où elle aidait à récolter les abricots dans le champ de son grand-père. «Je connais les saisons, c’est important d’apprendre à nos enfants que tel légume se mange à tel ou tel moment de l’année», dit cette infirmière qui constate au boulot les ravages de la malbouffe.
Il y a dix ans, quand sa gardienne d’immeuble lui a parlé du lancement de Vrac, une dégustation au pied des tours animée par Boris Tavernier, aujourd’hui délégué général de l’association, Zaineb s’est rengorgée. «Je me suis dit que j’allais me moquer de ce pauvre monsieur et là, ça a été une révélation, j’ai retrouvé les goûts de mon enfance.» Depuis, elle n’a plus jamais acheté de miel ailleurs. Longtemps assistante maternelle puis aide ménagère auprès de personnes âgées, Awa est désormais fidèle à l’huile d’olive et aux pois chiches fournis par son groupement : «On discute en récupérant les produits, ça crée des liens, ça parle recettes.»
Un autre succès de Vrac, ce sont ses concours de cuisine, dont Zaineb et Awa ont été lauréates en 2016 et 2019. La première a gagné avec un riz Djerba, paupiette de veau et compotée d’oignons ; la seconde avec un sauté d’épinards à la pâte d’arachides, boulgour et concassé de tomates. «J’étais déjà heureuse de participer, je ne m’y attendais pas, j’ai pleuré de joie», confie Awa. D’abord membre du conseil d’administration de Vrac Lyon, Zaineb en est la vice-présidente depuis 2017. «J’ai mon mot à dire, je me sens utile, je fais de la politique autrement», salue-t-elle. «On fait partie de la société», abonde Awa.
Zaineb a longtemps été le «commis» de sa mère, qui lui a donné le «goût du marché, tôt le matin, des produits qu’on vient tâter». Awa a, elle aussi, appris «en imitant». Elles veulent désormais transmettre leurs tours de main à leurs enfants, garçons compris. Les plats «obligés» : pain de semoule et couscous pour Zaineb, queue de bœuf au gombo et plantains frites pour Awa. Sans compter les astuces pour accommoder la harissa berbère ou le koko, la feuille d’une liane d’Afrique centrale.
La passion s’est muée en vocation. Après une année d’expérience aux fourneaux pour un chef local, Awa, qui a obtenu son CAP de cuisine l’année dernière, rêve d’ouvrir sa table d’hôte : «Je mets au service des autres ce que je sais faire, c’est très important de nourrir le corps, à travers le repas, on peut se faire des amis, j’ai rencontré plein de personnes en cuisine et beaucoup de choses importantes se disent autour d’une table.»
(1) Ed. Albin Michel, 2017, 224 pages, 21€.