Culture, éducation, justice, information, sciences... Syndeac, le syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, organise en 2025 une série de débats pour souligner le rôle et l’importance des services publics dans la société. Une série d’événements dont Libération est partenaire. Prochain rendez-vous, le 11 septembre à Montpellier.
Après plusieurs mois de polémique, la Belle et la Bête «version Jul» est enfin sortie en librairie ce mercredi 18 juin. Pourtant commandé il y a quatre ans par l’ancien ministre de l’Education Jean-Michel Blanquer, en partenariat avec les éditions des Musées nationaux, le projet avait été annulé mi-mars, juste avant impression. La directrice générale de l’enseignement scolaire jugeait le livre inadapté à son public. Un cas récent de censure d’Etat révélateur d’un climat préoccupant : un rapport du Sénat du 6 novembre dernier classait ainsi en «alerte majeure» le volet «création» de la LCAP (loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine), votée en 2016.
C’est dans un contexte de recrudescence d’affaires du genre (en 2000 déjà, la manifestation d’art contemporain «Présumés innocents» avait été attaquée en justice pour atteinte à la dignité de l’enfant et pornographie) qu’avait été créé en 2002 l’Observatoire de la liberté de création, d’abord sous l’égide de la Ligue des droits de l’Homme et constitué en association en 2024.
Sa présidente Agnès Tricoire témoigne aujourd’hui d’une «multiplication de demande de déprogrammation, de pression sur des organisateurs de spectacles vivants ou contemporains, des expositions ou des parutions littéraires.» Le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac) notait lui aussi récemment auprès de Libération des avertissements trop peu suivis de sanctions et «des professionnels qui alertent ou portent plainte qui font les frais de leur courage et sont abandonnés à leur sort».
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Car aucun art n’est épargné. Le théâtre, spectacle dit «vivant», qui engage le corps et la voix de l’acteur, est directement exposé, mais nombre d’expositions sont aussi visées. Et la littérature peut être ciblée différemment : à travers les bibliothèques par exemple. «Des associations comme Parents Vigilants [réseau de parents d’élèves créé par le parti «Reconquête !», NDLR] interviennent de plus en plus dans les écoles sur ces questions culturelles, et ce qu’elles jugent acceptable ou non de montrer aux enfants, pointe Agnès Tricoire. Quand l’extrême droite est élue dans une commune, il n’est pas rare qu’elle s’occupe de contrôler le contenu de ces bibliothèques.»
Le climat politique demeure un facteur déterminant. «Cette résurgence des formes de censure est notamment due à un agenda populiste qui tend à s’imposer dans certaines collectivités, avec la tentation d’aller chercher des voix à l’extrême droite ou le souhait de ménager des alliances électorales», pointe Emmanuel Wallon, professeur émérite de sociologie politique à l’université Paris Nanterre, qui s’intéresse aux rapports entre arts et pouvoir. Certaines mobilisations visant à interdire une forme artistique peuvent aussi émaner d’autres camps politiques, mais elles sont selon lui «largement minoritaires par rapport aux tentatives d’intimidation de l’extrême droite, relayées par des personnalités de la droite dite républicaine.» Le spécialiste y voit une stratégie éditoriale à plus grande échelle : «La capacité des médias des groupes Bolloré et Stérin à focaliser l’attention publique autour de quelques cas d’atteinte à la liberté d’expression qui viennent de l’extrême gauche ou de mouvements décoloniaux permet d’occulter la puissance de leur offensive idéologique d’une droite moralisatrice contre la liberté de pensée.»
Que faire alors pour répondre à ces pressions, qui mobilisent différents domaines du droit : civil, contractuel, pénal, droit d’auteur ? «A l’Observatoire de la liberté de création, nous avons un rôle d’information, de conseil, d’aide et d’accompagnement, précise Agnès Tricoire. Car la connaissance est le premier échelon : libre à chacun ensuite de décider s’il a les moyens de porter des recours – ou l’envie, car les artistes qui portent plainte sont souvent blacklistés de manière particulièrement injuste et arbitraire.»
Publié le 10 juin dernier, le manifeste «Pour un débat éthique» est un autre des outils de la structure destiné aux professionnels de la culture et voué à être installé dans différents lieux. Une possibilité de signalement a aussi été mise en place, et à partir de septembre, des consultations juridiques gratuites seront mises à disposition des petites compagnies victimes d’une demande de censure et sans possibilité de faire appel à un avocat.
A la suite du rapport du Sénat, la ministre de la Culture Rachida Dati a annoncé début décembre un plan d’action, dont la principale mesure concernait la nomination d’un haut fonctionnaire en charge de la question, et des référents dans chaque Direction régionale des affaires culturelles (Drac, antennes décentralisées du ministère), pour structurer la remontée des cas. Si Agnès Tricoire salue le travail «particulièrement efficace» de Juliette Mant, haute fonctionnaire à la liberté de création, elle pointe des mesures insuffisantes : «Il faut modifier la loi, car un certain nombre d’articles qui n’ont initialement pas été pensés pour censurer les artistes sont utilisés contre eux ou contre les diffuseurs. Et le ministère n’a apporté aucune réponse sur ce plan législatif.»
Emmanuel Wallon se positionne également en faveur d’une évolution du droit. «L’Etat et le ministère de la Culture pourraient aussi mettre leurs moyens d’assistance juridictionnelle à disposition lorsque des structures sont manifestement attaquées et ont besoin de moyens pour se défendre devant les tribunaux, même quand celles-ci ne relèvent pas directement de la tutelle de l’État», ajoute-t-il. Et de rappeler le devoir d’exemplarité de ce dernier, qui «ne devrait pas prêter pas lui-même son concours à des formes de pression, que ce soit sur l’audiovisuel public ou des créations artistiques de toutes disciplines.»
Agnès Tricoire souligne quant à elle que la France concentre un nombre particulièrement élevé de polémiques sur le sujet. «Je n’ai qu’un souhait : qu’on cesse de manipuler l’art à des fins politiques et qu’on respecte sa place dans la société et son autonomie. Qu’on le laisse enfin tranquille.»