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Le procès du siècle

«Dans la lutte écologique, les valeurs des peuples autochtones sont devenues un horizon désirable»

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Parce que les peuples autochtones ont un rapport au vivant et à la «nature» privilégié, ils ont énormément à transmettre aux sociétés occidentales. Le projet «Onkiyenani Aranipa» archive les traditions et les savoirs de femmes Waorani, dans la forêt tropicale équatorienne.
Photographie issue du projet «Onkiyenani Aranipa» mené par les Equatoriennes Manuela Ima, Romelia Papue et Carolina Zambrano. (instagram @mujeresmirando)
publié le 14 février 2024 à 9h00
Espace de débats pour interroger les changements du monde, le Procès du siècle se tient chaque lundi à l’auditorium du Mucem à Marseille. Libération, partenaire de l’événement depuis ses débuts, proposera, jusqu’en avril 2024, articles, interviews ou tribunes sur les thèmes de cette nouvelle saison intitulée «Luttes en partage». Prochain rendez-vous : «Ecologie et cultures traditionnelles», lundi 19 février.

Notre planète compterait presque 500 millions de personnes issues de communautés autochtones, soit un peu plus de 6% de la population mondiale. Avec leur projet photographique «Onkiyenani Aranipa», visible sur Instagram, les Equatoriennes Manuela Ima, Romelia Papue et Carolina Zambrano les mettent sur le devant de la scène. Les trois amies, dont deux d’entre elles appartiennent à des peuples autochtones, ont choisi de documenter le quotidien des femmes Waorani dans la «selva», la forêt tropicale équatorienne menacée par l’exploitation pétrolière. Le projet, que l’on pourrait traduire par «Les femmes qui regardent», est un moyen pour elles de défendre leur territoire, tout en procédant à l’archivage et à la transmission des savoirs sur l’environnement qui les entoure. «La nécessité mondiale face à la crise climatique nous oblige à tourner notre regard vers les peuples autochtones, qui savent cohabiter et prendre soin du territoire depuis des millénaires», expliquent-elles.

Bien que les cultures soient très différentes les unes des autres, les peuples autochtones se retrouvent dans le fait de ne pas établir de hiérarchie entre les humains et les non-humains. Ces derniers font partie du monde des vivants au même titre que les êtres humains. C’est ce qui a poussé l’anthropologue Philippe Descola à conclure que ce que nous nommons «nature» n’existe pas, qu’il s’agit d’une construction culturelle, occidentale et récente. Dans le même mouvement de pensée, Alessandro Pignocchi, chercheur en sciences cognitives (qui sera présent le 19 février 2024 au Mucem), décrit l’impossibilité de «l’Occident capitaliste» à «créer une relation subjectivante avec le vivant non-humain : les animaux et les plantes etc.»

«Le fond du fond de l’échelle sociale»

Au nom de la conservation de la «nature», il est donc possible d’imposer des actions dans lesquelles l’écologie devient prétexte de domination. C’est ce que l’on observe notamment avec la construction d’espaces protégés, créés en chassant les autochtones de leurs terres. «Dans le système capitaliste, industriel, colonial et mondialisé qui nous traverse, émergent parfois de “nouvelles formules” qui finissent souvent par être de “nouveaux extractivismes”», résument les trois femmes équatoriennes.

Pour Irène Bellier, anthropologue (également invitée lundi au Mucem), les appropriations de territoires allant à l’encontre des droits fonciers des peuples autochtones sont un enjeu majeur. Elle plaide pour des décisions prises systématiquement «en consultation et avec l’acceptation, le consentement libre, préalable et éclairé ou informé» de ces communautés.

La marginalisation de ces peuples fait partie de l’histoire de l’Occident. «L’autochtone, c’était le fond du fond de l’échelle sociale», déplore Alessandro Pignocchi, «mais dans le monde militant et la lutte écologique, cette échelle de valeur est inversée. C’est devenu un horizon désirable auquel il faudrait ressembler».

Nerf de la guerre

Ce qui est particulièrement loué et qui fait rêver étant la capacité d’organisation et de décision collective de ces peuples. Une manière de penser le monde, en harmonie avec l’environnement local, qui en fait des «écologues nés» pour Irène Bellier. Pour autant, la scientifique insiste : «Ces peuples ne vivent pas hors de l’histoire, ils en font partie. Ils subissent eux aussi les nécessités économiques qui les conduisent parfois à exercer des petits boulots à la ville, tout simplement pour gagner leur vie.»

Sur la collection de photo «Onkiyenani Aranipa», des fils de couleurs sont brodés. La fibre vient d’un palmier d’Amazonie récoltée par les femmes Waorani. Au-delà du symbolisme, il s’agit d’une valorisation du travail artisanal comme alternative économique. Le nerf de la guerre pour Alessandro Pignocchi qui souligne : «Il ne suffit pas de changer les idées pour que les choses changent. Pour s’offrir le luxe de ce changement, il faut reprendre la main sur l’économie.»