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Place à Demain: témoignages

Dans la métropole de Lille, les jeunes s’engagent de bonne volonté

Grands ados ou jeunes adultes, étudiants brillants ou élèves en décrochage, ces habitants du nord de la France ont en commun une volonté de s’engager, auprès de causes qui leur sont chères.
(Elodie Lascar/Libération)
par Stéphanie Maurice, correspondante à Lille
publié le 26 janvier 2024 à 4h37
Les 26 et 27 janvier 2024, Libération coconstruit avec les moins de 30 ans Place à demain. Un événement dédié à l’écoute de la jeunesse et ouvert aux débats entre toutes les générations. Une soirée et une journée de rencontres gratuites, au Théâtre du Nord et en partenariat avec la Métropole européenne de Lille, le Théâtre du Nord, la CCI Grand Lille Hauts-de-France, l’université de Lille, la Voix du Nord et BFM Grand Lille. Entrée libre sur inscription.

«S’engager à vingt ans, il faut avoir le temps.» Trop pris par leurs études, ces jeunes croisés sur le campus de la cité scientifique, à Villeneuve-d’Ascq (Nord). Ce n’est pas qu’une défausse, comme le montre une étude sociologique, commandée par la Métropole européenne de Lille (MEL), dans le cadre de sa stratégie Jeunes en métropole. Elle a été menée auprès d’une quarantaine de volontaires de 16 à 25 ans, habitant dans la périphérie de Lille. Une volonté de la MEL pour découvrir d’autres profils. Leur temps est mangé par les déplacements, le travail en dehors des cours quand ils en ont besoin financièrement, par le soutien à leur famille, aussi. Pour eux, le bénévolat est matériellement plus compliqué. Mais «prendre des décisions sur notre parcours, aller vers un poste qui corresponde à nos idées et idéaux», comme l’explique Antonin, 20 ans, en école d’ingénieur informatique, ça, oui. Imaginer des serveurs moins gourmands en énergie, choisir une entreprise qui respecte les droits LGBT +, qui intègre tout le monde sans discrimination, glisse ce groupe d’étudiantes. L’exigence est forte dans cette génération sur l’écologie et l’égalité des droits. Mais est-ce cela, s’engager ? Ils sont sceptiques, comme si le verbe était trop grand pour eux.

Augustin et son groupe d’amis ont plus de certitudes. Ils le disent haut et clair, ils ne travailleront pas n’importe où. Ils sont étudiants en data science et intelligence artificielle. Leurs compétences sont très recherchées. «J’ai passé un entretien de stage à Dunkerque, dans l’entreprise la plus polluante de la région. Ça me freine tellement, limite, ça me dégoûte», raconte Jean-Guy, 21 ans. «Ils se sont vendus comme une boîte en pleine transition, mais le décalage entre la RH, qui racontait un monde tout beau, tout rose, et l’ingénieur qui rigolait carrément, ça n’allait pas», poursuit-il. Ils tombent tous d’accord pour snober les annonces de stage de Total : «On n’y pense même pas», constate Augustin. Il a déjà fait deux stages à la SNCF, et ça le botte, une entreprise de «transports en commun renouvelable». «J’ai vraiment besoin d’une cohérence dans ce que je fais, voir que mon travail est utile.»

S’engager… réfléchit Lara à voix haute. «Je pense à l’armée, parce que mon père est militaire…» «Au mariage», suggère sa camarade Agathe, que le jeu a l’air d’amuser. Plus sérieusement, Lara a été bénévole à Emmaüs Connect, pour aider les personnes qui ne savent pas se dépatouiller d’Internet. «C’est gratifiant», reconnaît-elle, et dans la droite ligne de ses études en ingénierie pédagogique. Un métier qu’elle ne perçoit pas comme un engagement. «Ce serait le cas si on travaillait pour l’Education nationale, mais là, imaginer des formations en management…», glisse Agathe. Elles sont d’accord, dans l’engagement, il y a une notion de service public. «Finalement, ce n’est pas pour rien que je vous disais l’armée», sourit la brune Lara.

«Donner du temps à la société quand on a la possibilité de le faire»

Le bénévolat est une ligne devenue inévitable sur le CV étudiant. Ce que reconnaît Pierre Agopian, étudiant en sciences politiques à l’Université catholique de Lille et président local du Parlement des étudiants, une association qui reconstitue un hémicycle parlementaire pour sensibiliser les jeunes au fonctionnement des institutions. «Beaucoup d’écoles demandent cet engagement associatif, c’est très valorisant, au-delà des notes obtenues», explique-t-il. Certains se saisissent de ces injonctions à l’engagement à travers des clubs d’activité ou des associations étudiantes. C’est le cas de Thomas, 19 ans, qui a planté des arbres, installé des ruches dans son lycée, et dont l’association de promotion du développement durable existe toujours. Une vraie cause, pour cet étudiant de la prépa biologie à Polytech, qu’il sait mettre en valeur.

Ils rêvent de changer le monde, sans doute, mais de l’intérieur, dans leur très grande majorité. Aneth Hembert, 26 ans, est encartée chez les Jeunes écologistes à cause, dit-elle, de cette épée de Damoclès qu’est le changement climatique. Pour agir, la politique lui apparaît comme fondamentale : «Les constats d’inégalité peuvent donner lieu à des nouvelles politiques publiques», pose-t-elle. L’engagement, elle en a une définition claire : «Donner du temps à la société quand on a la possibilité de le faire.» Mais elle estime que sa génération n’a guère le choix : «Le système n’offre pas des conditions d’émancipation aux jeunes», explique-t-elle. «Il y a dans la société et dans les médias une petite musique qui dit que les jeunes sont paresseux, individualistes, à la limite responsables d’une crise démocratique parce qu’ils ne voteraient pas. Mais les jeunes sont plus précaires qu’avant : pour étudier, il faut compter sur la solidarité familiale. C’est difficile alors de faire des choix, sur de vraies aspirations profondes. S’il existait une allocation d’autonomie, les jeunes ne seraient pas obligés d’avoir un travail à côté de leur projet.»

Cette jeunesse étudiante n’est pas la seule en France. Il y en a d’autres, aux parcours scolaires plus heurtés. Comme ce petit groupe de garçons de 16 à 18 ans, tous décrocheurs scolaires, qui renouent avec les études via l’association de prévention spécialisée Horizon 9. Ils vivent à Beaulieu, un quartier HLM classé politique de la ville, à Wattrelos, près de Roubaix. Comme Monsieur Jourdain, ils sont engagés sans le savoir. Oui, nettoyer des voitures pour récolter des fonds pour les personnes âgées, c’est du bénévolat. Aider à faire les courses, le ménage, les déménagements, cela s’appelle de la solidarité. Alors, les exemples fusent : «Avant-hier, les jeunes de la ZUP ont retiré la neige des rues», explique Nabil. Karim renchérit : «On a acheté du sel avec nos sous ! Obligé, nos mères passent par ici. On s’aide mutuellement.» Petit bémol d’un jeune homme honnête : «On n’a fait que la rue principale.» Ils s’indignent de la mauvaise presse qu’on leur fait souvent : «Ça parle mal des jeunes, mais il ne faut pas mettre tout le monde dans le même sac», s’exclame Mehdi. «Tous les jeunes n’ont pas participé aux émeutes. Ils ont brûlé le Lidl où les mamans faisaient leurs courses. Je trouve compréhensible leur colère après la mort de Nahel, mais il y a même eu des pompiers qui se sont fait caillasser. C’est exagéré.» Ils donnent raison à Yanis Maazi Rahim, étudiant à HEC, originaire de Roubaix, qui milite pour l’égalité des chances : «L’engagement va de soi ici.»

Le soin apporté aux proches, une action moins valorisée

A l’Ecole de la deuxième chance, à Lille, même topo : Léane (1) et Lukas sont restés scotchés devant la question. Engagés, mais dans quoi ? «Je ne vois pas pourquoi nous, on ferait quelque chose pour eux, alors qu’eux ne font rien pour nous», explique la première. Puis, ils réfléchissent, et trouvent : courses pour les grands-mères, par exemple. «Si c’est ça, je fais beaucoup d’engagement», se marre Léane. Ils ont des causes qui leur tiennent à cœur, l’écologie ou la lutte contre l’homophobie, pour Léane. Lukas, lui, aime les animaux et prévoit un jour, quand il aura son permis et son appartement, de devenir bénévole à la SPA. Noémie, la plus engagée, sur les traces de sa mère, militante LGBT +, est inscrite sur une plate-forme de bénévolat.

Ne pas se reconnaître comme engagé est un comportement classique, pour Margot Leroy, 22 ans, étudiante en M2 de sociologie. Sous la houlette du Clersé, labo de recherches de l’Université de Lille, elle a mené avec son groupe l’étude commandée par la MEL. «Les filles vont tenir un rôle de parent de substitution, à garder les petits frères et les petites sœurs, les garçons vont aider les personnes plus vieilles, dans le cadre de leur famille ou de leur voisinage.» Mais ces soins apportés aux autres, cet engagement à l’échelle de sa famille et de son quartier, sont considérés comme normaux, et ne sont pas valorisés comme le bénévolat dans une association estudiantine. Il faut, comme Yanis Maazi Rahim, s’engager dans des associations reconnues, qui ont des réseaux nationaux, pour finalement percer le plafond de verre. Il a construit son parcours de réussite en commençant par des maraudes organisées par des bandes de potes, en passant par Eloquencia, qui promeut la prise de parole, jusqu’à ce qu’il découvre l’Institut de l’engagement, dont il est lauréat. Ce qui lui a mis le pied à l’étrier et l’a aidé à préparer les concours des grandes écoles. «Je fais HEC, oui, mais à 27 ans, pas à 20 ans», dit-il, lucide. «Si on ne sait pas que ce genre d’aide existe, on ne va pas vers elle. La rengaine «il suffit de faire une recherche Internet» est fausse : ce n’est pas si simple. Ce sont des soft skills (qualités humaines et relationnelles, ndlr) qu’on n’enseigne pas au fin fond de Roubaix.»

Sur 44 jeunes rencontrés, 41 étaient engagés d’une façon ou d’une autre, précise Margot Leroy. Cette solidarité massive des jeunes brise les stéréotypes sur une génération collée à ses écrans. «La politique publique valorise un certain type d’engagement, de réinsertion, de poursuite des études», note l’étudiante en sociologie. «Mais elle ne voit qu’une partie des jeunes et elle aide ceux qui sont au courant des dispositifs. Les jeunes qui en auraient le plus besoin sont invisibilisés.» Son message : reconnaître la valeur de tous les engagements, de toutes les jeunesses.

(1) Le prénom a été modifié.