Chaque matin, Ségolène Chomel enfourche son vélo électrique. Elle vit à La Bréole, l’un des hameaux d’Ubaye-Serre-Ponçon (Alpes-de-Haute-Provence), commune perchée à l’entrée de la vallée de l’Ubaye, et se rend à l’école de Montclar où elle est institutrice. Soit 45 minutes de vraie montée par des petites routes et chemins non goudronnés, à travers champs et forêts, au lieu des 17 minutes nécessaires pour le trajet en voiture. Si le terrain est boueux, elle enfile un bleu de travail : «Quand j’arrive à l’école, on me dit souvent : «Vous êtes courageuse», sourit-elle. Moi j’aime ce moment zéro voiture : je prends l’air, j’entends les oiseaux, je croise des biches…» Sa motivation est double : pratiquer une activité physique quotidienne et limiter son usage de la voiture, par conviction écologique.
Elle est loin d’être la seule : 50 foyers ont profité en 2023 du service de location de vélos électriques mis en place, à des prix très attractifs, par cette commune pionnière de 800 habitants. Avec l’aide du Fonds européen de développement régional (UE) et des programmes Avelo 2 (Ademe) et Avenir montagnes mobilités (Agence nationale de la cohésion des territoires), la municipalité a aménagé un réseau d’itinéraires cyclables évitant la départementale au lourd trafic routier et s’est équipé d’un parc de 34 solides vélos à assistance électrique. Elle est dépassée par le succès : la liste d’attente pour louer dépasse les trois mois. «Cela démontre qu’il existe une volonté locale de se déplacer autrement et que les mobilités douces peuvent exister sur un territoire comme le nôtre, relève Amandine Achard, chargée de projet à la mairie d’Ubaye-Serre-Ponçon. Cela fonctionne : il faut le proposer !»
Les Ubayens, «très ouverts»
Cette expérience n’est qu’une des illustrations de la place croissante qu’occupe la question des mobilités quotidiennes en Ubaye. Laurent Cailly, géographe à l’université de Tours, anime depuis fin 2022 le travail d’une équipe de chercheurs en sciences humaines sur ce sujet, dans le cadre d’un projet de recherche-action. Leur mission : comprendre les cultures de mobilité à l’échelle de la communauté de communes de la vallée de l’Ubaye-Serre-Ponçon et accompagner les changements de pratiques. Après une phase de diagnostic et une enquête de terrain, les chercheurs ont entamé une série d’ateliers et un travail cartographique prospectif.
Les Ubayens se sont révélés «très ouverts» à la démarche «avec une vraie envie d’aborder ces questions qui n’existaient pas assez dans le débat public local», précise Mathieu Leborgne, sociologue à l’université Aix-Marseille. «La mobilité rurale reste un sujet peu travaillé par la recherche», complète Laurent Cailly, dénonçant un «a priori tenace» et réducteur : celui de la dépendance à la voiture en milieu rural montagnard. Les chercheurs ont mis à jour, au contraire, l’existence dans cette géographie très contraignante des pratiques anciennes et efficaces de sobriété et d’organisation : regroupement des déplacements (chaque trajet permet de remplir plusieurs objectifs), fortes solidarités à l’échelle des hameaux (covoiturage au-delà des cercles familiaux ou amicaux) ou de la vallée (culture de l’auto-stop), modes de consommation limitant les besoins…
Ils soulignent par ailleurs l’impact des nouveaux arrivés dans la vallée, plus nombreux que jamais depuis le Covid : «De jeunes ménages, célibataires, retraités, emprunts de valeurs écologiques et qui ont grandi en ville, s’installent et expérimentent une culture de mobilité décalée», relève Laurent Cailly. Ce rapport à la mobilité se diffuse dans tout le territoire, par la «création de collectifs, des dynamiques de propositions et de projets», poursuit Mathieu Leborgne.
«Projet de territoire»
Les chercheurs insistent sur un point : nombre d’habitants, dont les plus fragiles (retraités, personnes malades, jeunes) et les plus isolés «témoignent de réelles difficultés» pour leurs déplacements, malgré l’existence des solidarités. «On relève une forte demande d’intervention publique, particulièrement sur les liaisons intervillages et sur le vélo», insiste Laurent Cailly. Message reçu cinq sur cinq par Elisabeth Jacques, présidente de la communauté de communes, maire de La Condamine-Châtelard et élue départementale chargée des mobilités douces : «Ces études, en nous permettant de prendre la distance nécessaire, nous aident à inventer notre projet de territoire.» Pour elle, «la mobilité est au cœur du sujet politique dans nos pays ruraux de montagne» et elle dessine les pistes d’action : ouverture des navettes scolaires aux villageois, développement des services itinérants, création de pistes cyclables, transport à la demande… Autant de projets pour lesquels l’accompagnement du dispositif de recherche-action engagé en Ubaye sera un atout précieux.