«Une personne est déjà arrivée au local et me demander un autotest. Elle voulait ensuite partir le faire en forêt, pour être sûre de ne pas être vue», se rappelle Jean-Paul Dada sur un ton semi-amusé. A travers cette anecdote, le coordinateur de l’association Aides à Maripasoula (Haut-Maroni, Guyane française) raconte une réalité criante constatée partout dans la région : la culture du silence autour du VIH.
La Guyane est le territoire français le plus touché par l’épidémie. En 2023, si, à l’échelle nationale, on comptait en moyenne 80 découvertes de séropositivité pour 1 million d’habitants, ce taux était sept fois plus élevé dans le département sud-américain. Là-bas, la maladie concerne autant les femmes que les hommes, et les personnes hétérosexuelles sont les plus représentées. Dans cette région du monde exposée à la précarité, aux difficultés d’accès aux soins – en particulier pour les personnes d’origine étrangère – et où la multiplicité des partenaires sexuels est plutôt ordinaire, lutter contre le tabou qui persiste autour du VIH constitue le cœur des actions menées par Aides en Guyane.
«Tout le monde se connaît»
«La méconnaissance autour du VIH et des hépatites fait des ravages ici», confirme Jean-Paul Dada, qui a grandi dans cette commune accessible uniquement en pirogue ou en avion. Il poursuit : «A Maripasoula, tout le monde se connaît. Pourtant, qu’ils soient concernés ou pas, les gens en parlent si peu que la majorité d’entre eux ignore que la maladie ne se transmet pas si la personne contaminée est correctement traitée.»
La porte du petit préfabriqué qui jouxte le dispensaire de Maripasoula vient de s’entrouvrir. Les tempes encore humides de la chaleur écrasante de l’extérieur, le visage tiré d’un quadragénaire apparaît timidement. «Oi !» ( «salut», en portugais), interpelle chaleureusement Eliziane Cardoso, l’une des trois médiatrices de l’association. Elle invite celui que l’on appellera Paulo (1) à s’asseoir sur l’un des deux poufs colorés disposés en face d’une table basse garnie de boissons sucrées et de pâtisseries. Orpailleur brésilien venu spécialement depuis la rive surinamaise où il habite actuellement, de l’autre côté du fleuve Maroni, Paulo compte parmi la soixantaine de personnes vivant avec le VIH que l’équipe de Aides Maripasoula accompagne.
«Je n’y connaissais rien. Il m’a fallu des années avant d’intégrer que c’était important de prendre tous les jours le traitement, pour ma santé et pour celle des autres», explique l’homme. Comme chaque mois pendant une semaine, l’association tient en cette fin novembre sa permanence à l’hôpital de proximité afin de recevoir les personnes venues en consultation de suivi auprès de la docteure Mathilde Boutrou. L’infectiologue accompagne quelque 80 patients atteints de VIH. Comme Paulo, les trois quarts d’entre eux sont aussi assistés par Aides. Pour la praticienne spécialement venue de Cayenne pour la semaine, l’association constitue «une interface nécessaire dans le parcours de soin».
Un café entre les mains, Paulo se confie à Eliziane, elle aussi brésilienne, dans sa langue natale. Avant sa consultation, l’orpailleur aborde les dernières difficultés auxquelles il a été confronté dans l’exercice de son métier précaire et clandestin. «La plupart de mes confrères ne se protègent pas et ne vont pas aux consultations», regrette-t-il. Dans ce secteur de l’orpaillage illégal qui gangrène la région du Haut-Maroni de part et d’autre du fleuve, les ouvriers des exploitations aurifères recourent régulièrement aux services de travailleuses du sexe. «Alors j’en parle le plus possible, je ramène des préservatifs sur les sites», continue Paulo.
«J’avais peur que la maladie se voie sur mon visage»
Bordant l’ouest de la Guyane, le fleuve Maroni est une frontière extrêmement poreuse où Guyanais (en majorité issus des communautés amérindiennes et aluku), personnes migrantes venues d’Haïti ou de République dominicaine et orpailleurs brésiliens se côtoient quotidiennement. De mère amérindienne wayana et de père brésilien, Vitoria (1) a grandi à quelques kilomètres de Maripasoula, alternativement au Suriname et en Guyane française. «Je suis née avec le VIH, mais j’ai appris ma séropositivité par hasard, avant une opération chirurgicale, à 28 ans. Ma mère me l’avait caché toute ma vie, se remémore la femme qui a aujourd’hui 49 ans. A partir de ce moment-là, je suis tombée en dépression. J’avais peur que la maladie se voie sur mon visage.» C’est en côtoyant Aides qu’elle s’est peu à peu libérée de ses complexes et des préjugés qu’elle portait sur le sida. «Grâce à eux, j’ai pu rencontrer des gens qui mènent une vie normale avec le VIH à l’aide des traitements. Je croyais, par exemple, que je ne pourrais jamais avoir d’enfant. Et il y a sept mois, j’ai accouché d’un bébé», se réjouit-elle, les yeux brillants. Aujourd’hui bénévole pour l’association, Vitoria accompagne à son tour des personnes touchées par le virus «pour leur donner confiance».
Polyglotte, cette artisane bijoutière répond à une exigence sur laquelle Aides fonde l’efficacité de ses actions à Maripasoula comme ailleurs en Guyane : «Tous les salariés, et si possible les volontaires, parlent au moins une langue locale, car le VIH atteint toutes les communautés, explique Jean-Paul Dada, lui-même issu de la communauté aluku. Notre prochain recrutement pour compléter l’équipe sera ainsi d’origine amérindienne wayana.»
D’origine péruvienne et habitante de Maripasoula, Liz Napuche est, elle, bénévole à Aides depuis un an. Sa maîtrise de l’espagnol lui permet de «mieux faire passer l’information», et c’est pour elle une source de satisfaction inépuisable. «Chaque action est une pierre supplémentaire pour faire disparaître le tabou», raconte la jeune femme de 29 ans qui œuvre en particulier auprès des travailleuses du sexe, la plupart provenant de pays caribéens hispanophones.
En Guyane, à l’instar de Paulo et Vitoria, 97 % des patients en cours de traitement contre le VIH vivent «comme tout le monde» et leur maladie est indétectable et intransmissible. Pourtant, leur volonté de rester anonyme révèle la difficulté persistante de l’acceptation du virus dans la société locale. Un complexe social lié à une méconnaissance globale de la maladie qui, pendant longtemps, a généré de lourdes discriminations, et encore plus dans les espaces à fort caractère communautaire comme Maripasoula.
«Le préservatif, c’est pas encore dans les mœurs», témoigne un habitant aluku qui, ayant de multiples partenaires, assure pourtant en mettre un à chaque rapport sexuel. «A Maripasoula, les gens sont dans le déni», regrette à son tour Yamo Sao, préparateur dans l’unique pharmacie de la commune. Depuis que l’antenne de Aides y a ouvert fin 2016 et que les missions de prévention se sont multipliées, ce sont en moyenne entre 150 et 200 préservatifs qui sont distribués par jour.
Les dépistages y ont également augmenté depuis 2017, observe Jean-Paul Dada, arrivé à Aides justement cette année-là : «Ici, nombreuses sont les personnes qui voient dans notre antenne un moyen d’éviter de se rendre au dispensaire et donc risquer de croiser des gens qu’ils connaissent… Mais au moins, ceux-là se font dépister.»
«La sensation d’avoir gagné une petite bataille»
Méconnaissance des risques, absence de dépistage, voire rupture de soins, les conséquences du tabou autour du VIH sont multiples et disséminées partout dans le Haut-Maroni. Alors, l’équipe de Maripasoula, salariés comme bénévoles, organise régulièrement des actions pour aller à la rencontre des publics. Ces missions «hors les murs» visent à éduquer les populations sur la maladie, mais aussi à doter les individus de matériel de protection quand il ne s’agit pas d’autotests de dépistage. «Ce que je préfère, c’est le fait de transmettre les bonnes infos. J’ai comme la sensation d’avoir gagné une petite bataille», se réjouit Glenda Assakia, médiatrice et salariée de l’association.
Mais avec la sécheresse extrême que connaît le Maroni depuis quelques mois, plusieurs actions dans les «écarts», les villages perdus dans la forêt, ont dû être annulées à cause du niveau trop bas du fleuve. S’ils ne peuvent pas s’organiser autrement, certains habitants du Haut-Maroni sont, à l’heure actuelle, dans l’incapacité de se rendre au local pour se fournir en préservatifs ou d’assister à leur consultation avec l’infectiologue.
Ce jour-là, sous le cagnard ambiant, une patiente habituellement accompagnée par Aides débarque finalement à 14 heures au dispensaire de Maripasoula, visiblement épuisée mais déterminée à honorer son rendez-vous avec le médecin. Eliziane Cardoso est rassurée de la voir arriver : «A cause de la sécheresse, cette femme d’orpailleur est arrivée au bout de cinq heures de pirogue alors qu’il ne lui en faut que deux habituellement. Cela faisait dix jours qu’elle était en rupture de soins… Il y a beau avoir un dispensaire à vingt minutes de chez elle, elle refuse de s’y rendre pour éviter de croiser des connaissances.» Dans le Haut-Maroni, les militants de Aides attendent eux aussi la saison des pluies avec impatience.
(1) Les prénoms ont été modifiés.