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Analyse

Dans les collectivités, la cohésion sociale à l’épreuve des crises

Inquiètes de l’inimitié grandissante des citoyens envers l’Etat et les institutions publiques, les collectivités tentent de raviver notre contrat social.
(Sole Otero/Liberation)
publié le 15 avril 2025 à 19h56
(mis à jour le 16 avril 2025 à 8h10)

Face à la défiance des citoyens vis-à-vis de l’Etat, des institutions ou de la politique, quel rôle peuvent jouer les collectivités locales? Tel était l’objet d’un colloque organisé à Rouen par le Centre national de la fonction publique territoriale. Un événement dont Libération est partenaire.

Le pacte social est-il rompu en France ? La dernière édition du baromètre du Centre de recherches politiques de Sciences-Po (Cevipof) en donne une illustration : 76 % des Français déclarent ne pas faire confiance au gouvernement, 74 % à l’Assemblée nationale, 72 % à l’institution présidentielle. Plus frappant encore, 68 % jugent le gouvernement de François Bayrou illégitime et 45 % pensent désormais que «ce n’est pas avec les élections qu’on peut changer les choses». Dans un pays jadis passionné par la politique, comment en est-on arrivé là ? «Le Rassemblement national gagne les [élections] européennes en sièges et les législatives anticipées [des 30 juin et 7 juillet 2024] en nombre de voix mais ne gouverne pas. Le Nouveau Front populaire gagne en sièges le second tour des législatives mais ne gouverne pas. Le troisième vainqueur, le front républicain, ne gouverne pas non plus… Les doutes exprimés sur notre fonctionnement démocratique sont très forts», analyse dans le Monde le chercheur du Cevipof Bruno Cautrès. Conséquence inquiétante de cette séquence : 73 % des sondés en France disent avoir «besoin d’un vrai chef pour remettre de l’ordre».

Face à la défiance des citoyens vis-à-vis de l’Etat, des institutions et de la politique, les collectivités territoriales ont-elles un rôle à jouer ? «Renouveler notre pacte social, un défi pour les territoires.» Tel était l’objet du colloque (dont Libération est partenaire) organisé début mars par le Centre national de la fonction publique territoriale à Rouen, réunissant élus, agents publics territoriaux, chercheurs et sociologues… Avec une ambition : raviver la «cohésion sociale» et ce fameux «vivre ensemble».

Les citoyens ne se sentent plus représentés

Il y a urgence. Si l’on exhume la proposition qu’en faisait Jean-Jacques Rousseau en 1762, le contrat social est un pacte qui fonde l’ordre social en vue d’un intérêt commun. Après de violentes remises en cause du contrat social ces dernières années, lors du mouvement des gilets jaunes par exemple, quelques initiatives ont été prises pour retisser ce lien distendu : Emmanuel Macron a lancé l’une des plus importantes opérations de démocratie participative française, la Convention citoyenne pour le climat, réunissant 150 citoyens tirés au sort. Problème : les propositions de celle-ci ont été largement foulées aux pieds et les demandes majeures (telles qu’une taxation de 4 % des dividendes des plus grosses entreprises pour financer la transition écologique) écartées. Cinq ans plus tard, la Convention citoyenne pour le climat n’apparaît que comme un coup de com supplémentaire. Un ouvrage résume l’état d’esprit de ses participants et de ceux qui ont suivi le processus : la Grande Désillusion, vécus de la Convention citoyenne sur le climat (Atlande, 2023).

L’Institut du développement durable et des relations internationales s’est récemment penché sur les ruptures du pacte social, découpé en quatre pôles : démocratie (déléguer sa voix en échange d’une représentation politique de ses intérêts) ; consommation (accepter «une pression omniprésente à consommer» en échange d’un bien-être) ; sécurité (accepter la présence de l’Etat tant que celui-ci garantit la sécurité) ; travail (supporter les contraintes du travail en échange d’un certain niveau de vie). L’étude pointe que les pactes autour de la démocratie et du travail s’effritent depuis les années 1970 : les citoyens ne se sentent plus représentés, et les travailleurs qui vivent mal sont toujours plus nombreux. «L’affaiblissement des règles et des grands récits que nous partageons doit collectivement nous alarmer : il signifie que nos compromis ne satisfont plus les normes de justice en lesquelles nous croyons et ne justifient plus les contraintes que nous acceptons», pointent les auteurs de l’étude.

Conséquence paradoxale : c’est dans la recherche de sécurité et la consommation que les citoyens espèrent désormais obtenir les contreparties du contrat social. Cette même consommation qui accentue la crise écologique et sociale… Qui est l’une des causes de la rupture du contrat social. L’historien Johann Chapoutot, chroniqueur à Libération, se demandait dans une tribune publiée en septembre 2023 pourquoi les élites continuaient de piloter notre navire commun droit vers le mur : «Peut-être ne voient-ils pas ce que nous voyons, car ils ne disposent pas des bonnes catégories : arc-boutés sur le XIXe siècle (l’extraction, la production de valeur, la croissance…), ils ne comprennent rien au XXIe siècle.» Et de conclure : «L’ignorantisme au pouvoir a rompu le contrat social : l’obéissance aux normes n’assure plus notre survie et contribue, au contraire, à la maladie et à la mort. Tout le monde, ou presque, commence à en tirer les conséquences, mêmes légales.»