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«Dans notre conscience, il importe d’inclure une écologie des fantômes et de l’invisible»

Clélia Zernik, professeure de philosophie de l’art aux Beaux-Arts de Paris revient sur l’importance de l’inexistant et de l’imaginaire dans la vie.

Dans le film «Vers l'autre rive» du cinéaste japonais Kiyoshi Kurosawa, des spectres viennent rendre une visite de courtoisie aux vivants qu’ils ont laissés. (Comme des cinemas / Office Shiro/Collection ChristopheL. AFP)
Par
Clélia Zernik
professeure de philosophie de l’art aux Beaux-Arts de Paris
Publié le 25/09/2025 à 20h08

Discussions, projections, spectacles… Libération s’associe pour une deuxième édition de la biennale du vivant à l’Ecole des arts décoratifs-PSL, l’Ecole normale supérieure-PSL et le Muséum national d’histoire naturelle. Rendez-vous les 26 et 27 septembre à Paris.

A l’heure où nos équilibres sont menacés, pourquoi faudrait-il prendre en compte, dans nos calculs, les êtres fantastiques qui n’existent pas ou qui n’existent plus, les créatures imaginaires de la marge et des entre-deux ? Dans la gestion de nos enjeux écologiques, y a-t-il une place à accorder aux non-vivants ? Assaillis de tous côtés par les revendications des vivants, faut-il encore tendre une oreille attentive aux fantômes et aux morts ? Voilà l’interrogation paradoxale à l’origine de cette nouvelle Biennale du vivant «Il n’y a pas que le vivant dans la vie».

A mes yeux, l’importance de la part du non-vivant, non pas de l’inerte, mais de l’inexistant, de l’imaginaire, dans la vie, et même la vie la plus quotidienne, s’est révélée lors de mes séjours répétés au Japon, et plus particulièrement suite à la catastrophe nucléaire de Fukushima, qui, bien sûr, n’a pas prouvé l’existence des fantômes, mais a redit leur nécessité. Que ce soit sous la forme d’apparitions psychédéliques (comme dans Tenzo de Katsuya Tomita), de cabines de téléphone qui nous permettent de laisser des messages aux morts (comme dans le Téléphone du vent de Nobuhiro Suwa), de spectres qui viennent rendre une visite de courtoisie aux vivants qu’ils ont laissés (comme dans Vers l’autre rive de Kiyoshi Kurosawa), les fantômes ressurgissent dans le quotidien japonais depuis 2011. Dans Je ne suis pas un yakuza (qui sort aux éditions Conférence le 17 octobre), j’ai également tenté d’évoquer cet entrecroisement des vivants et des non-vivants dans ce qui fait tout le charme de la vie au Japon – les salarymen qui chassent les Pokémon ; les festivités pour raccompagner les fantômes dans leur demeure ; les moines qui servent les vivants le jour et jugent les morts la nuit. Cette cohabitation ne suppose ni la rivalité entre les morts et les vivants, telle qu’elle est mise en scène dans les films de série B, ni une logique du tiers exclu selon laquelle une chose est ou n’est pas et ne peut pas à la fois être et ne pas être, logique précisément que les fantômes parasitent, mais invente une coexistence heureuse.

Des illusions nécessaires

Buffon rapporte l’expérience suivante : quand on regarde longtemps un carré rouge sur une feuille blanche, il s’entoure d’une teinte verte complémentaire. On comprend alors que certaines couleurs ne sont pas tant dans les choses qu’un effet de notre physiologie ; qu’elles ne sont pas cependant des illusions aléatoires, mais proprement nécessaires : on ne peut pas éviter qu’apparaisse l’auréole verte autour du carré rouge. Dès lors, les fantômes sont comme les couleurs complémentaires : ils n’existent pas comme nous dans le tissu des vivants, mais ils sont des illusions nécessaires, qui ne peuvent pas ne pas nous faire signe et compter dans nos vies. Il importe alors de préserver leur existence intermittente et précaire, à côté de nous, ou comme dans notre dos, et d’inclure, dans notre conscience écologique, une écologie des fantômes et de l’invisible.

Une écologie, parce que ce qui est dans le monde et ce qui est dans notre œil ou dans notre imagination s’entrelacent, comme le rouge en face de moi et le vert en moi dans l’expérience de Buffon, comme le fantôme et le rescapé. Cette solidarité de l’existant et du non-existant est essentielle à nos équilibres, et il faut dire avec Jacques Derrida dans le film Ghost Dance : «Je ne sais pas si je crois ou si je ne crois pas aux fantômes, mais je dis : “Vive les fantômes”.»