Vous êtes-vous déjà demandé d’où venait l’eau de votre robinet ? Par où elle avait transité avant de jaillir dans l’évier ? A Paris, répondre à ces questions est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Si se désaltérer ou remplir sa casserole est un geste anodin, il y a «énormément d’efforts derrière», explique Justine Priouzeau, ingénieure et responsable du pôle réseaux à Eau de Paris, la régie municipale chargée de l’approvisionnement et de la distribution. Chaque jour, ce sont 480 000 mètres cubes – soit l’équivalent de 200 piscines olympiques – qui sont envoyés à travers les égouts parisiens pour subvenir aux besoins des 2,2 millions d’habitants, dont la consommation moyenne est de 120 litres par jour et par personne. Un volume colossal capté dans de lointaines et nombreuses sources souterraines, mais aussi pompé directement dans la Seine et la Marne.
La diversité des captages a, dès le XIXe siècle, obligé les ingénieurs à segmenter les arrondissements parisiens : ainsi, les résidents de Montmartre, du Marais ou de la place d’Italie ne boivent pas la même chose. Quand au nord-est de Paris, on se désaltère avec les eaux – traitées – de la Seine et de la Marne, le Nord-Ouest est alimenté par les sources profondes de l’Avre, en Haute-Normandie. Pour le Sud et l’Ouest, on puise dans les réserves des nappes phréatiques aux abords de la rivière la Voulzie et de l’Yonne. Sur cet axe se trouve d’ailleurs la zone de captage la plus éloignée parmi des 102 existantes, à plus de 150 kilomètres de la capitale, si bien que l’épopée de la future eau potable dure trois jours avant d’arriver à destination.
A la source, de la Seine à la Marne
En ce qui concerne le centre de Paris, le voyage fluvial commence en terres seine-et-marnaises, non loin du village de Villemer, dans la vallée de Lunain. Ce jour-là, début mars, au milieu de forêts et de prairies, un clapotis régulier s’échappe du puits Saint-Thomas, une source qui fournit quotidiennement 9 000 m³ d’eau à Paris. «Le bruit, c’est parce que l’eau jaillit naturellement d’une fissure dans le sol», précise Ludovic Huba, en charge du site. Sous un dôme de béton recouvert de verdure, la cavité cylindrique, creusée en 1898, s’enfonce à 9 mètres de profondeur. En son sein, des eaux claires, d’une teinte bleu pâle. «A part quelques traces de nitrate, elle est pratiquement potable, assure Ludovic Huba. Il y a encore une dizaine d’années, on la buvait telle quelle.» Depuis, les analyses et les recherches ont progressé. Aujourd’hui, pas question de la livrer sans traitement.
L’eau est acheminée vers la capitale via l’un des cinq aqueducs du réseau parisien, celui du Loing, jusqu’à l’usine d’Arcueil (Val-de-Marne). Intelligemment bâti en pente douce à la fin du XIXe siècle, il contourne les monts et les vallées sculptant les paysages franciliens et transporte l’eau par «écoulement gravitaire», soit grâce à la seule attraction de la gravité. A l’époque, pour accompagner l’étalement urbain parisien, les ingénieurs sont «allés chercher des sources de bonne qualité, de bon débit, mais surtout des sources qui se trouvaient à un niveau plus haut que les lieux qu’ils allaient desservir, explique Franco Novelli, expert du cycle de l’eau pour la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR). Aujourd’hui, c’est encore un avantage : on ne dépense aucune énergie, on n’a qu’à attendre que l’eau s’écoule. C’est très rentable.» A certains endroits, les baisses de dénivelé n’ont toutefois pas pu être évitées et des pompes prennent le relais.
Du charbon, des «spaghettis» et du chlore pour le grand nettoyage
Avant de se répandre dans les canalisations parisiennes, l’eau passe par un traitement en profondeur à Arcueil. Libération a pu se rendre dans l’usine voisine de l’Haÿ-les-Roses, qui filtre, elle, les eaux souterraines venues de l’Yonne et de l’est de la Seine-et-Marne. Derrière le mur, le vacarme rappelle celui d’une petite cascade en forêt. Le nettoyage consiste «en trois phases», présente Bénédicte Gerber, cheffe de l’agence Vanne Avre Loing. D’abord, la clarification : à l’aide de charbon actif sous forme de microbilles et de chlorure ferrique, la quasi-totalité des micropolluants, comme les pesticides, sont retirés.
L’eau est ensuite envoyée sous haute pression dans des membranes garnies de fibres «semblables à des spaghettis», compare Bénédicte Gerber, aux minuscules trous. Cette deuxième étape d’ultrafiltration permet d’éliminer les bactéries. Enfin, une pincée de chlore, 0,3 mg pour un mètre cube, (à titre de comparaison, pour une piscine classique, la recommandation est de 0,3 mg par litre, soit 1 000 fois plus) est ajoutée : «C’est le seul produit qui permet de garantir la qualité de l’eau durant son dernier trajet jusqu’au robinet et qui nous évite de tomber malade», précise la spécialiste. Le liquide, désormais potable, rejoint enfin le réservoir de l’Haÿ-les-Roses, juste en face de l’usine de traitement, et se mélange aux eaux traitées de l’usine de potabilisation d’Orly. En tout, 240 000 m³ y sont stockés en permanence, soit les besoins en eau des Parisiens pendant une demi-journée.
Que cela soit pour les eaux de surface, dont le traitement est un peu différent du fait de leur grande teneur en matières organiques, ou pour les eaux souterraines, des résidus de produits chimiques arrivent toujours à passer à travers les mailles de l’ultrafiltration. C’est le cas de certains Pfas, dangereux pour la santé humaine, comme les résidus d’acide trifluoroacétique (TFA), dont la présence a été révélée en janvier dans une enquête d’UFC-Que choisir et Générations futures. Dans certains quartiers de la capitale, une concentration de 6 200 ng/l, 62 fois supérieure aux normes sanitaires de 100 ng/l. «De notre côté, après 77 prélèvements réalisés l’année dernière, on atteint une moyenne de 2 090 ng/l», contredit Benjamin Gestin, le directeur général d’Eau de Paris.
Dans tous les cas, ces eaux restent moins polluées «que les sources proches de la capitale», précise Simon Porcher, professeur en sciences de gestion à l’université Paris 2-Panthéon-Assas. Et «l’eau reste de bonne qualité», abonde Benjamin Gestin. Pour autant, la régie publique a annoncé qu’elle portera plainte contre X le 28 mars, dans le but d’obtenir réparation du préjudice écologique et de faire financer la dépollution par les industriels. Le signe qu’il «y a un vrai soin de l’eau à Paris», estime Simon Porcher. Les parlementaires se sont aussi saisis de la lutte contre les Pfas, en votant en février une loi visant à interdire dès 2026 la fabrication et la vente de certains produits contenant ces molécules chimiques.
De l’agriculture bio plutôt que de la dépollution chimique
Pour s’attaquer à ce fléau, la première entreprise publique de l’eau en France mise, en parallèle, sur la protection des eaux à la source plutôt qu’uniquement sur les traitements chimiques, coûteux et énergivores. En 2020, un dispositif pionnier d’aides à la conversion en bio pour les agriculteurs, dont les champs se trouvent près de zones de captage, a ainsi été lancé. 115 exploitants, cultivant plus de 17 300 des 240 000 hectares identifiés, bénéficient de ce régime, à l’instar des céréaliers Valentin Ovet et Jean-Michel Thierry, respectivement 32 ans et 65 ans, dont les énormes parcelles se font face dans la vallée de Lunain, non loin du bourg de Villebéon. Le premier a pulvérisé des pesticides pendant sept ans sur ses terres, quand le second en a utilisé toute sa carrière «alors qu’il y a un forage d’eau à un mètre en dessous du champ». «C’est mon fils qui m’a poussé à passer en bio», lance-t-il avant de grimper sur son tracteur.
«En quatre ans, grâce aux aides financières, les surfaces en bio ont été multipliées par quatre sur nos aires d’alimentation de captages, et la quantité de pesticides utilisés a été réduite de 77 %», se félicite Dan Lert, président d’Eau de Paris, également élu en charge de la transition écologique à la mairie de Paris. «C’est une bonne stratégie : il vaut mieux prévenir que guérir, car la dépollution de l’eau coûtera toujours plus cher. Surtout, ça permet de reconnecter les agriculteurs, et potentiellement plus tard les industriels, aux enjeux de l’eau potable», estime le spécialiste Simon Porcher.
Un passage dans les égouts pour finir
Reprenons notre voyage de l’eau. Une fois arrivée dans les profondeurs de la capitale, gérer sa distribution est un travail tout aussi titanesque. Changer les canalisations en fonte, dont les plus vieilles ont 180 ans, les joints ou encore les supports… Le réseau de plus de 2 200 kilomètres de galeries souterraines a besoin d’une maintenance continue. Justement, en ce début mars, des tuyaux de 1,7 tonne et de 7,15 mètres de long sont extirpés des galeries situées à deux mètres sous le bitume du boulevard de la Villette. «Chaque année, on renouvelle 0,5 % du réseau», détaille l’ingénieure Justine Priouzeau. Il faut aussi intervenir rapidement sur les fuites et prévenir les effondrements d’anciennes carrières de gypse, notamment dans le nord parisien. Des missions laborieuses, dangereuses, à cause des eaux et de l’air contaminés par l’urine et les matières fécales des égouts.
De plus, ce labyrinthe souterrain parisien est dense, profond et étroit. Quand ils y descendent, égoutiers, ouvriers et ingénieurs portent casque de chantier, combinaison blanche ignifuge, masque et baudrier avec de l’oxygène de secours. «Le choix d’installer un réseau d’eau potable dans les égouts est un choix très parisien. Pour l’instant, ça fonctionne car il est toujours maintenu sous pression, y compris lorsqu’il y a une fuite, déroule Franco Novelli, de la FNCCR. Aussi, comme l’environnement de la canalisation n’est pas propre, la désinfection est très contrôlée et l’entretien permanent est indispensable.» Malgré tout, la distribution est plutôt bien contrôlée et assurée, avec un taux de fuite stable (entre 9 % et 10 % de pertes) pour une zone urbaine, juge Simon Porcher.
Même en cas de panne, de sécheresse, de pollution ou d’inondation, le système semble à toute épreuve. «Il peut toujours y avoir la crainte de conflits d’usage, puisque Paris s’alimente dans d’autres territoires. En 2022, la sécheresse était telle qu’on n’est pas passé loin d’une coupure d’eau. Mais les services sont interconnectés, ce qui évite souvent d’en arriver là, et les préfets s’assurent que tout le monde garde un accès à l’eau», ajoute Simon Porcher. «La vraie force de ce réseau est d’avoir diversifié les sources d’approvisionnement. Les réservoirs de L’Haÿ-les-Roses, de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine) et des Lilas (Seine-Saint-Denis) sont reliés entre eux, tel un périphérique de l’eau, qui permet le transfert de l’un à l’autre, poursuit Franco Novelli. Ne pas avoir mis nos œufs dans le même panier permet en parallèle de prévoir des travaux de rénovation sans couper l’eau. Les villes qui ont une source ou deux sont bien plus vulnérables.»