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Libération
Le Parlement des Liens: tribune

De l’engagement politique des scientifiques

Face à l’inaction des politiques, quand les tribunes et les alertes restent inaudibles, d’autres formes d’intervention doivent s’inventer. Par Virginie Maris, philosophe.
Une cinquantaine de militants d'Extinction Rebellion couchés sur le sol de la galerie de l'évolution afin de dénoncer l'extinction de masse en cours, le 24 mars 2019. (Adrien Selbert/Agence VU)
par Virginie Maris, philosophe de l'environnement au CNRS
publié le 29 septembre 2023 à 9h12

Le 5 octobre à Paris, sept scientifiques et activistes seront jugés suite à une «conférence occupation» organisée par Extinction Rebellion et Scientifiques en rébellion dans la galerie de paléontologie et d’anatomie comparée du Museum national d’Histoire naturelle. En Angleterre, en France, en Allemagne, des scientifiques toujours plus nombreux s’engagent à visage découvert, bien souvent parés de leur blouse blanche pour signifier que c’est en tant que scientifiques qu’ils s’expriment, dans des actions de désobéissance civile.

On pourrait voir dans cette nouvelle forme d’activisme une rupture dans le rapport que les scientifiques entretiennent à la politique. Pourtant, l’engagement scientifique dans le champ politique n’est pas nouveau. Il se manifeste depuis longtemps à travers deux des missions fondamentales de la recherche : la diffusion de ses résultats pour permettre au plus grand nombre de s’orienter dans un monde toujours plus complexe ; et l’expertise pour formuler des diagnostics et des recommandations à l’adresse des décideurs.

Modèles dépassés par la réalité

Le pouvoir sollicite en effet abondamment l’expertise scientifique, notamment en matière de climat et de biodiversité : le Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat (Giec) ou la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) sur la scène internationale ; le Haut Conseil pour le climat (HCC) ou le Conseil national de la protection de la nature (CNPN) au niveau national, qui se trouvent déclinés par autant d’acronymes à toutes les échelles territoriales. C’est un véritable emboîtement de conseils et comités comme autant de poupées gigognes, dans lesquels un nombre toujours croissant de scientifiques se trouvent enrôlés, produisant au kilomètre des avis, des recommandations, des rapports, des évaluations…

Or, malgré la multiplication de ces instances – toutes consultatives il faut bien le rappeler – le gouffre entre le niveau d’urgence climatique-écologique-sociale et la faiblesse des réponses politiques est vertigineux. Les chercheuses et chercheurs se trouvent ainsi aux premières loges du théâtre tragique de l’effondrement du monde : des écologues recensent le déclin d’espèces ou de milieux naturels auxquels ils ont consacré leur carrière ; des climatologues enregistrent des records toujours plus nombreux de chaleur, de sécheresse, de catastrophes ; des hydrologues découvrent que leurs modèles les plus pessimistes sont tous dépassés par la réalité…

Les témoins se font alors lanceurs d’alerte. Aux expertises qui se voulaient froides et se paraient d’objectivité se sont ajoutés des florilèges de tribunes, d’avertissements, de lettres ouvertes, dans les plus grandes revues scientifiques comme dans la presse généraliste : «1400 scientifiques appellent à sortir de l’inaction», «188 scientifiques invitent les actionnaires de Total à voter contre la stratégie climat de la firme», «15 000 scientifiques lancent un cri d’alerte à l’humanité»

Et pendant ce temps, l’Europe reconduit l’autorisation du glyphosate, le Président déclare qu’il «adore la bagnole» et des préfets autorisent l’abattage de platanes centenaires pour des projets autoroutiers d’un autre siècle !

Face à une telle surdité, il n’est pas surprenant que celles et ceux qui documentent et qui alertent cherchent d’autres façons de se faire entendre et certains scientifiques se familiarisent avec des formes d’activisme plus offensif au sein de collectifs comme Extinction Rebellion, Scientifiques en rébellion ou encore les Naturalistes des terres. On abandonne alors la stratégie des casquettes, dans laquelle il s’agissait de soigneusement «changer de casquette», selon que l’on s’exprime en tant que chercheuse, en tant que citoyenne ou en tant membre d’un groupe politique. Car c’est bien en tant que scientifiques, parce que leurs travaux de recherche les confrontent à la gravité de la situation, qu’ils et elles se sentent responsables.

Plus qu’une rupture dans le rapport à l’engagement politique, ces actions de désobéissance s’inscrivent donc dans la poursuite d’une mission centrale de la science et de la recherche publique : mettre les connaissances scientifiques au service de la société. Si les rapports d’expertise ne sont pas pris en compte, si les tribunes et les alertes restent inaudibles, alors d’autres formes d’intervention doivent s’inventer.