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Analyse

«Décarboner», «croissance verte»… Attention à la novlangue de bois

Transition écologique : le temps des villes et des territoiresdossier
Sans regard critique, les slogans et mots nouveaux qui rythment les débats sur la transition peuvent perdre de leur sens, voire avoir un effet délétère.
(Jeremy Perrodeau/Liberation)
publié le 27 septembre 2024 à 5h06

A l’heure de la transition écologique, en partenariat avec la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu), plongée dans les projets et initiatives qui font bouger les politiques urbaines.

Les politiques publiques seraient-elles les mêmes sans l’essor d’expressions telles que «croissance verte», «développement durable» ou «mobilités douces» ? Ces oxymores, slogans et autres mots-valises qui trustent les débats et les textes de loi depuis des années ne sont pas neutres. Quand on oublie d’interroger leur évidence, ils deviennent des ornières anesthésiant l’action et la pensée, juge la politiste Hélène Reigner, co-autrice d’un Dictionnaire critique de la ville mobile, verte et sûre (Presses universitaires de Rennes, 2013). «Les mots véhiculent une idéologie, des normes, ils ont des effets sur l’action», rappelle-t-elle.

Exemple avec un verbe qui s’est imposé depuis l’accord de Paris en 2015 : «décarboner». Si l’on a bien en tête ce qu’il désigne (la réduction les émissions de gaz à effet de serre), on a tendance à oublier ce qu’il ne dit pas. En se concentrant sur une solution, la décarbonation évite de remettre en cause notre modèle de croissance et nos choix énergétiques. La linguiste Pauline Bureau, qui a fait du discours autour du changement climatique sa spécialité, enfonce le clou : «Quand on emploie ces mots-là, on efface une partie des enjeux. Le mot “décarboner” relève d’un choix : à travers lui on insiste sur l’aspect technologique et technique de la transition plutôt que sur le côté social ou culturel.» Hélène Reigner préfère ainsi parler d’«économie d’énergie» : l’expression permet de dépasser le seul objectif chiffré de réduction de gaz à effet de serre, pour engager une réflexion sur un modèle alternatif. Par exemple en pensant d’autres formes de mobilités et de flux, plutôt que de concentrer l’action sur la promotion des véhicules électriques et des énergies renouvelables. «Quand on veut dialoguer, il faut interroger les mots qu’on utilise. Il faut mettre à distance les mots magiques exprimant des solutions toutes faites, séduisantes, bien emballées», conclut la politiste.

Dans les médias, les cercles militants ou sous la plume de chercheurs, une autre tendance langagière à rebours d’un technosolutionnisme s’expose : ce sont les mots chocs, tels que «urgence climatique» ou «surchauffe», préférés à ceux de changement ou de réchauffement climatique, jugés trop neutres pour refléter les prévisions scientifiques. Mais ces choix sémantiques se retournent parfois contre leurs auteurs : ainsi l’extrême droite s’en saisit-elle pour fustiger une «écologie punitive», évoquant une novlangue qui n’a rien de neuf.

Face à ces mots qui semblent tourner à vide, peut-on espérer un vent frais ? Depuis peu, les termes «d’économie régénérative» ou «d’agriculture régénérative», qui envisagent la réparation de l’environnement, séduisent bien au-delà des cercles militants dont ils sont issus. Nouveaux oxymores ou véritables leviers d’action ? Une chose est sûre, pour Pauline Bureau : si un nouveau mot n’est pas une baguette magique, il participe à influencer nos représentations. «Les politiques publiques en ont besoin pour ouvrir les imaginaires, et donner la voie à des mesures concrètes.»