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Libération
Agir pour le vivant : chronique

Des lucioles aux abysses

Agir pour le vivantdossier
David Grémillet, directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier, tient une chronique écologique pour «Libération» : «l’Albatros hurleur». Aujourd’hui, les propriétés de la bioluminescence.
(Photo by Vincent Ting/Getty Images)
par David Grémillet
publié le 21 mai 2024 à 13h11

«Etre ici est une splendeur» (1). Un soir de printemps près de Bologne, mon épouse Bénédicte tombe en arrêt devant une prairie animée de lucioles italiennes. Les petits insectes clignotent une fois par seconde dans la tiédeur de la nuit. Nous en comptons des dizaines sur cette parcelle cerclée de murets, comme dans notre enfance d’avant les pesticides. Le spectacle qui nous ravit a pour origine une réaction chimique décrite en 1914 par le physiologiste Raphaël Dubois : une molécule, qu’il nommera luciférine, est oxydée sous l’effet d’une enzyme, la luciférase. Ce changement d’état libère de l’énergie, en un éclair.

La bioluminescence a été observée chez plus d’un millier d’espèces, principalement marines. Elle est presque toujours causée par le même duo luciférine luciférase, chez les animaux qui produisent ces substances, mais aussi chez leurs prédateurs. Ainsi, certaines méduses sont bioluminescentes car elles consomment du plancton doté de cette faculté. Dans la pénombre des bocages, et jusque dans les abysses, la bioluminescence facilite les rencontres de partenaires sexuels. Elle attire aussi des proies potentielles (comme chez les poissons dragons), et éblouit les prédateurs. Ces signaux lumineux sont tellement utiles que, d’après une étude récente (2), ils ont été «réinventés» plus d’une centaine de fois à l’identique, au fil de centaines de millions d’années d’évolution.

La bioluminescence est bien connue chez les insectes, les poissons ou le plancton. Au sein de ce troisième groupe, on estime que des espèces bioluminescentes sont apparues pour la première fois il y a 267 millions d’années, sous la forme de petits crustacés planctoniques nommés ostracodes. Ce phénomène est aussi très répandu chez les coraux, dont certaines espèces émettent de la lumière quand on les touche. Ces deux dernières années, une équipe de recherche internationale (3) a exploré les origines de la bioluminescence chez les octocoralliaires. Cette classe d’organismes, parmi les plus anciennes du règne animal, regroupe notamment les coraux mous et les gorgones. Les scientifiques ont positionné 185 espèces d’octocoralliaires connues au sein d’un arbre évolutif, et étudié les liens entre leurs caractéristiques morphologiques, leurs origines évolutives et leurs capacités bioluminescentes. Ceci leur a permis d’identifier les embranchements dotés d’une activité lumineuse. Puis, l’équipe a rembobiné l’histoire évolutive de ces groupes d’espèces afin de déterminer leur âge probable, et par là même celui de leur bioluminescence. Surprise : d’après leurs calculs, les octocoralliaires seraient bioluminescents depuis 540 millions d’années, soit plus de 270 millions d’années avant le plancton composé d’ostracodes. En ces temps extrêmement reculés, la vie sur Terre était presque exclusivement marine, avec une forte diversification des espèces que les paléontologues nomment «explosion cambrienne».

«Le rôle exact de la bioluminescence ancestrale des coraux est inconnu», concèdent les auteurs de l’étude «comme elle est très répandue chez les octocoralliaires, nous présumons qu’elle est, depuis toujours, essentielle pour la reproduction et /ou pour la capture des proies dans le noir». En effet, d’après les observations effectuées grâce à des robots sous-marins, ces espèces bioluminescentes vivent principalement entre 500 et 2 000 mètres de profondeur, bien loin de la lumière du soleil.

(1) Darrieussecq M. (2 016) Être ici est une splendeur - Vie de Paula M. Becker. P.O.L.

(2) Lau E.S. & Oakley T.H. (2021) Multi-level convergence of complex traits and the evolution of bioluminescence. Biol. Rev. Camb. Phil. Soc. 96, 673 – 691.

(3) DeLeo D. M. et al. (2024). Evolution of bioluminescence in Anthozoa with emphasis on Octocorallia. Proceedings of the Royal Society B, 291 (2021), 20232626.