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Des mots pour créer des maux

Alors que, contre toute attente, les préjugés reculent en France, discours politiques, médias de la sphère Bolloré et réseaux sociaux continuent à véhiculer stéréotypes et idées fausses.

«Avec la propagation instantanée autorisée par les réseaux sociaux, le moindre micro-événement prend des proportions incontrôlables. Dans ce contexte, les mots ont des effets encore plus délétères», selon Nonna Mayer. (Jacques Julien/Getty Images)
Publié le 22/09/2025 à 19h34

Culture, éducation, justice, information, sciences… Syndeac, le syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, organise en 2025 une série de débats pour souligner le rôle et l’importance des services publics dans la société. Une série d’événements dont Libération est partenaire. Prochain débat, «Le pouvoir des mots», le 24 septembre à Sault.

A quoi les mots sont-ils associés comme idées ? Quelles images nous viennent à l’esprit quand nous parlons des autres ? Le rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie mené par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) permet de mesurer l’évolution des préjugés. Depuis 1990, il s’appuie sur un baromètre visant à évaluer la tolérance des Français vis-à-vis des minorités. Membre de cette commission, Nonna Mayer est formelle : en 35 ans, les préjugés ont reculé. «Leur origine est souvent nichée dans notre inconscient, en fonction de notre expérience vécue, de notre éducation, explique la chercheuse en science politique et directrice de recherches au CNRS. Le renouvellement générationnel, avec des jeunes en moyenne plus instruits que leurs aînés, mène donc à plus de tolérance envers la diversité.»

Le constat peut surprendre, compte tenu des récentes percées électorales du Rassemblement national, dont le programme a précisément placé les préjugés, notamment contre l’islam, au cœur du débat politique. «Ce paradoxe démontre combien la société française ne correspond pas au corps électoral, reprend l’universitaire. Globalement, les électeurs français sont plus âgés, moins tolérants, et moins issus de la diversité.» Cette droitisation tous azimuts toucherait donc finalement moins la société dans son ensemble que les élites politiques.

Ces distinctions essentielles reposent sur le travail des sciences sociales, qui se penchent précisément sur ces réalités que tout le monde croit connaître, et tentent de les préciser en déjouant les attendus et les stéréotypes. «Notre langage n’est pas celui de la vie de tous les jours : nous travaillons sur la base de concepts, en essayant d’établir les définitions les plus rigoureuses possibles et en les confrontant sans cesse aux faits.»

En 2022, dans Les mots qui fâchent. Contre le maccarthysme intellectuel (Ed. de l’Aube) Nonna Mayer tentait, aux côtés d’une trentaine de confrères et consœurs, de rappeler cette importance de la raison et de l’argumentation. «A différents niveaux, nous avons tous subi des attaques personnelles et des accusations de «wokisme», sorte de moulin de Don Quichotte agité pour délégitimer les travaux portant sur le genre, la «race» ou les préjugés envers les musulmans, détaille-t-elle. Il est d’autant plus décevant de constater que ces attaques sont parfois relayées jusqu’au sommet de l’Etat, certains ministres n’hésitant pas à utiliser à notre égard des termes comme «islamogauchisme», pourtant dénués de tout fondement scientifique.»

Relayés sur les réseaux sociaux, ces assauts contre des intellectuels polarisent un peu plus la société française. «Avec la propagation instantanée autorisée par ces outils, le moindre micro-événement prend des proportions incontrôlables, poursuit-elle. Dans ce contexte, les mots ont des effets encore plus délétères.» La spécialiste plaide pour un réapprentissage des termes, qui ne devraient pas être utilisés sans une pleine conscience de leur sens. Une étape essentielle vers cet idéal de tolérance, indicateur d’une démocratie en bonne santé.