Guillaume jette l’éponge, 2 025 sera sa dernière saison de maraîcher bio. Il le fait sans amertume ; une nouvelle vie l’attend, un emploi de formateur qui ménagera sa grande carcasse, percluse par des décennies de labeur courbé. Après avoir été ornithologue, marin-pêcheur, gardien d’île, éducateur spécialisé, antiquaire et jardinier communal, Guillaume avait réalisé son rêve de toujours : monter une exploitation en agriculture biologique.
Arrivé en Luberon avec le nouveau millénaire, il avait longuement mûri ce projet. «J’ai dû faire mes preuves, se souvient le quinquagénaire, plus d’une décennie de patience a été nécessaire à mon intégration dans ce territoire.»
Naturaliste autodidacte devenu botaniste érudit, l’homme aux pouces verts séduit son entourage par sa folle énergie. En 2013, il perce le plafond de verre grâce à un prêt privé et accède à la terre. Deux hectares, puis presque quatre, qui lui permettront de produire jusqu’à quarante tonnes de légumes par an et de salarier sept personnes. Lui-même ne touche que 1 200 euros par mois les meilleures années — souvent beaucoup moins —, mais qu’importe : «Pour la première fois de ma vie, tout faisait sens. Je ressentais une immense satisfaction, renforcée par le soutien et l’estime manifeste d’un vaste réseau. Ma famille était bien évidemment autonome en légumes, et le troc nous permettait d’accéder à presque tous les autres aliments.»
Jusqu’en 2019, le potentiel commercial paraît infini. En distribution directe, sur les marchés, vers les Amap et les magasins de la métropole marseillaise. Début 2020, le Covid envahit la planète et confine les peuples. «Je recevais une dizaine d’appels chaque jour, me raconte Guillaume, de citadins demandant, suppliant, de pouvoir venir gratter la terre, au moins pour s’approvisionner en légumes. Je me suis dit : “Cette fois-ci, c’est la bonne, le grand tournant de notre société vers des modes de vie plus durables”.»» Les turpitudes socio-économiques en décideront autrement.
«Post-COVID, les ventes se sont effondrées et les prix des matières premières ont explosé.» A qui la faute ? «Nous sommes, bien sûr, victimes du travail de sape permanent des syndicats agricoles dominants, avec un double discours des médias, qui, d’une main, encensent un retour à la terre et, de l’autre, martèlent l’idée d’une production bio hors d’atteinte du plus grand nombre», note Guillaume. Une situation ahurissante, totalement anachronique, alors que des monceaux d’études scientifiques probantes s’accumulent, démontrant les ravages des monocultures intensives, des traitements chimiques et des engrais de synthèse de l’agriculture conventionnelle sur la santé humaine, la biodiversité, les ressources en eau et le climat.
A contrario, l’agriculture bio à dimension humaine induit un cercle vertueux en respectant la terre et les ressources naturelles, tout en permettant une alimentation saine et en rétablissant un riche tissu social dans les campagnes (1).
J’imagine un Guillaume exaspéré, enragé, mais il pondère : «Les soutiens de la PAC et de l’État sont, paradoxalement, légèrement plus favorables que lors de mon installation en 2013, avec notamment une aide au petit maraîchage, une revalorisation de la dotation jeune agriculteur et un crédit d’impôt de 4 500 euros par an. Cela ne paraît pas grand-chose, mais quand cette aide tombe en été, cela permet souvent de sauver une trésorerie plombée par les investissements du printemps.» Ce dispositif de crédit d’impôt demeure néanmoins fragile, et des rumeurs évoquent sa suppression à l’échelle de quelques années.
Même fragilité pressentie pour les dispositifs d’aide au répit pris en charge par la Mutualité sociale agricole («sécu» des paysans), qui tentent de soulager les corps et les esprits épuisés d’agriculteurs et d’agricultrices de tous âges. Dans ce cadre, Guillaume a récemment passé trois jours dans une structure thérapeutique : «Au-delà des soins, ça nous a fait un bien fou de pouvoir discuter. Mais on a le sentiment de ne plus être dans la course, même pour celles et ceux issus du monde paysan. Les très gros exploitants et les petits malins s’en tireront en cumulant toutes les aides possibles et imaginables. Pourtant, on se dit qu’on est peut-être autre chose que des chasseurs de primes ! Ne devrions-nous pas pouvoir vivre dignement d’un métier aussi essentiel à la société ?»