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Place à demain: interview croisée

Prof et étudiante : dialogue entre le créateur de contenus Timothée Curado et la future infirmière Sara Ourrad

Place à Demaindossier
Il est devenu professeur par vocation, elle tente de renouer un lien entre enseignement et activité professionnelle. Conversation autour de la confiance en l’entreprise et la formation.
(Elodie Lascar/Libération)
publié le 26 janvier 2024 à 3h13

Les 26 et 27 janvier, Libération coconstruit avec les moins de 30 ans Place à demain. Un événement dédié à l’écoute de la jeunesse et ouvert aux débats entre toutes les générations. Une soirée et une journée de rencontres gratuites, au Théâtre du Nord et en partenariat avec la Métropole européenne de Lille, le Théâtre du Nord, la CCI Grand Lille Hauts-de-France, l’Université de Lille, la Voix du Nord et BFM Grand Lille. Entrée libre sur inscription.

A priori, entre ces deux deux-là, la ressemblance n’est pas évidente. D’un côté, une star de TikTok, Timothée Curado, 30 ans, professeur de physique-chimie, mannequin, propulsé incontournable des réseaux sociaux depuis la pandémie. Blagues, confessions, chaque jour, il dévoile le quotidien de sa profession auprès de ses 1,6 million d’abonnés depuis sa classe d’un lycée de Clermont-Ferrand. De l’autre, une étudiante infirmière, Sara Ourrad, rencontrée par Libé lors d’un atelier d’éducation aux médias, au centre social et culturel de l’Arbrisseau, en plein cœur du quartier prioritaire de Lille-Sud. Ils acceptent l’exercice, pas facile. Rencontre pleine d’un hasard complémentaire ? A les écouter, lui, dès la primaire, demandait à ses parents un tableau pour «jouer à la maîtresse» ; elle, dès sa sortie du lycée, se sent freinée, empêchée dans ses ambitions professionnelles. Quand lui s’épanouit dans une notoriété fulgurante que seuls les réseaux sociaux peuvent offrir, elle a peur de se lancer, craignant d’être stigmatisée parce qu’elle est musulmane et qu’elle porte le voile.

Deux voix, deux parcours, deux générations si proches mais à la fois si éloignées, une rencontre qui pose des questions sur la jeunesse, sur la confiance, le dialogue et la tolérance. Ça tombe bien, c’est le thème de Place à demain, le nouveau rendez-vous de Libération, au théâtre du Nord. Entretien croisé.

Timothée Curado, vous êtes devenu professeur par vocation. Vous dites que c’est «le plus beau métier du monde». Qu’est-ce qui pourrait fragiliser votre engagement et briser votre confiance en l’éducation nationale au point de la quitter ?

Timothée Curado : Avec ma notoriété et mon activité de mannequin, on m’a déjà proposé d’arrêter d’enseigner. On m’a dit que cela m’empêchait de déménager à Paris ou de faire des shootings à l’autre bout du monde. Mais je m’y suis toujours refusé. J’aime m’investir pour les élèves… Les entendre dire «merci», c’est un sentiment incomparable. Et puis, tout ce que j’ai construit jusqu’à maintenant, c’est parce que je suis prof. La seule chose à laquelle je fais attention, c’est de ne pas devenir aigri !

Cet engagement des professeurs, vous l’avez ressenti dans votre parcours, Sara Ourrad ?

Sara Ourrad : Au lycée oui ! Mon professeur principal de lycée me donnait des conseils, me faisait rencontrer des gens, me motivait. C’est ensuite que c’est devenu plus compliqué. A l’université, les professeurs sont débordés avec des classes bondées. Pendant le Covid, avec l’éloignement et la distance des visios, j’ai été laissée complètement seule. C’est vraiment l’absence de ce lien privilégié qui a brisé cette confiance vis-à-vis des professeurs et de ma scolarité. C’est à ce moment-là que j’ai quitté l’université.

T.C. : Pendant le Covid, je me suis moi aussi demandé comment faire pour que les élèves ne baissent pas les bras. Et là, j’ai trouvé l’humour. Les élèves se connectaient, ils ne savaient pas vraiment ce qui allait se passer. Je faisais des pranks, c’est-à-dire des blagues. Je ne sais pas si c’était la meilleure des méthodes mais ça a été la mienne. Certains élèves ont lâché, mais sur 35, j’avais au moins 30 élèves à chaque cours.

Sara, après avoir quitté l’université, vous avez trouvé des petits boulots. Quel est votre rapport à l’entreprise ?

S.O. : J’ai connu les CDD, les intérims et je n’ai jamais pu trouver ma place. Ça a créé une sorte de peur, qui m’empêche de m’imaginer sur le long terme dans une entreprise. Timothée, lui, avec son métier de prof et les réseaux, il a trouvé une vraie place. Moi, là où je travaille, j’ai l’impression de ne servir qu’à exercer des tâches. Je ne suis pas forcément là parce que je suis Sara. Je pense trouver ma place si un jour je lance mon entreprise, mais je ne sais pas encore comment et quand.

Selon vous, quels sont les freins qui vous empêchent de mieux vous épanouir ?

S.O. : La confiance en moi et la peur de me lancer. C’est aussi la crainte des mauvais retours. Timothée, avec ta chaîne TikTok, comment tu prenais, au début, les mauvais retours ?

T.C. : J’ai beaucoup de chance parce que j’ai très peu de commentaires négatifs. Mais quand ça arrive – parce que ça arrive ! – le premier réflexe, c’est de se justifier. Mais paradoxalement, plus je le faisais, plus je m’enfonçais. C’est mon entourage qui m’a aidé à gérer cette notoriété soudaine. Je me souviens, j’ai commencé TikTok pendant la pandémie. J’avais 3 000 abonnés, j’étais content. Je sortais régulièrement des vidéos. Et un soir, j’ai posté une vidéo. Sans pouvoir dire pourquoi, le lendemain matin, elle avait fait 3 millions de vues. Je suis passé de 3 000 à 35 000 abonnés en une nuit. Deux jours après, BFM TV qui m’appelle… Je ne comprenais pas ce qu’il se passait !

Sara, vous verriez-vous vivre avec une telle visibilité ?

S.O. : Peu importe l’endroit où je vais, je me dis : «N’oublie pas que la personne qui est en face de toi, la première chose qu’elle va voir, c’est ton voile.» Aujourd’hui, je suis étudiante en école d’infirmière en Belgique. Dans la crèche où je fais mon stage, je ne porte pas mon voile. Je l’enlève car je respecte le règlement intérieur. Mais ça me perturbe parce que je ne suis pas totalement moi.

T.C. : Certains pensent que la laïcité a été mise en place pour les empêcher d’être fiers de leur religion, que c’est contre eux. Ma méthode, c’est le dialogue, on explique les raisons, on argumente. Une fois que tout est posé, on se rend compte que tout le monde est d’accord, que collectivement, on le vit très bien.

Timothée, au début de votre carrière, vous avez caché votre homosexualité. Est-ce que vous vous retrouvez dans le témoignage de Sara ?

T.C. : Que ça soit dans sa religion, dans son orientation sexuelle ou son orientation politique, le point commun c’est l’impression de devoir cacher quelque chose pour essayer d’être respecté par tous. Quand j’ai commencé à être prof, j’avais peur d’être jugé ou de ne pas être respecté par les élèves parce que gay. Je faisais attention à mes gestes, à ma voix… Même auprès de mes collègues. C’est quand même dingue d’en arriver là !

Comment êtes-vous sorti du secret ?

T.C. : Quand je donnais des cours sur l’éducation à la sexualité, il y avait une partie sur l’homophobie. Il m’a semblé que certains élèves étaient mal à l’aise. Peut-être parce qu’ils étaient homosexuels eux-mêmes, ou questionnaient leur rapport au genre. Ce qui est sûr c’est que moi j’étais mal à l’aise parce que je le cachais et donc je ne pouvais pas en parler directement avec eux. Quand j’ai fait mon coming out, tout a changé. J’étais beaucoup plus à l’aise avec et avenant avec les élèves. Je regrette, mais je regrette tellement d’avoir pu imaginer que je serais un meilleur prof si je le cachais.

Et vous Sara, ça serait porter le voile au travail ?

S.O. : La question ne serait pas de porter le voile, la question concerne plutôt la tolérance envers ma religion. J’ai grandi avec la laïcité, je la comprends et je m’adapte. La première semaine de mon stage, je n’ai pas parlé de ma religion à mes collègues. Je me suis renseignée sur le règlement de la crèche pour savoir quels étaient mes droits, et si je pouvais porter le voile. Quand les puéricultrices ont compris, elles m’ont simplement demandé si je le portais. J’ai hésité et je leur ai finalement dit. Elles étaient d’ailleurs étonnées, elles m’ont posé plein de questions. C’était la première fois qu’on leur disait. La semaine suivante, même si je ne portais pas mon voile, j’avais pu parler de ma religion et je me suis sentie moi-même, plus libre.