Face au changement climatique, tous les aspects de la ville et de la vie de ses habitants sont à réinventer. Le temps d’un week-end, le Climat Libé Tour a exploré les pistes de réflexion. Un événement auquel se sont associés des élèves de la promotion lyonnaise du Centre de formation des journalistes.
«Ce n’est pas que Lola», avait d’emblée recadré sa camarade de promotion en entamant le discours, diffusé sur Youtube le 10 mai 2022 et visionné depuis par près d’un million de personnes (ci-dessous). Et pour cause, ils étaient huit à prendre la parole à la remise de diplômes de l’école AgroParisTech pour appeler à «refuser de servir les intérêts de l’industrie et du capitalisme». Apiculture, installation d’exploitations agricoles, woofing, élevage de brebis, service civique dans un atelier de réparation de vélo… Aujourd’hui, tous ont pris un chemin différent de celui auquel AgroParisTech les destinait.
Un an après leur discours, Lola Keraron, 25 ans, semble avoir trouvé l’endroit où elle souhaitait exactement être. Loin de l’agitation parisienne et des bancs de son école, cette diplômée déserteuse s’est installée dans une grande colocation de la banlieue lyonnaise.
«Ma vie, je la trouve absolument géniale», sourit la jeune femme dans son jardin. Son mi-temps, dans la revue écologique indépendante Silence, lui assure des revenus et lui permet de se consacrer à ses engagements militants. Impliquée aux côtés des Soulèvements de la Terre, la jeune femme a également passé un mois à Notre-Dame-des-Landes pour s’initier au maraîchage. Elle continue d’intervenir comme ses camarades du discours et à la demande des étudiants, dans les écoles, pour «porter une voix dissidente».
Pour Angel Prieto, qui a lui aussi pris la parole à Polytechnique en juin 2022, les déserteurs permettent de «normaliser des discours qui avant ne l’étaient pas» et ainsi de déplacer le curseur de la «radicalité». Mais celui qui est devenu chef du service économie à la Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités en Auvergne-Rhône-Alpes considère que le changement peut aussi s’opérer de l’intérieur. «Les deux sont très complémentaires», estime-t-il.
«Ce n’est pas du tout la seule voie d’action», insiste le haut fonctionnaire qui considère avoir «un levier énorme» dans le service public, même si cela nécessite «une acceptation des compromis» et une vision «moins radicale» que la sienne. «Si on accepte de mettre les mains dans le cambouis, on pourra avoir pas mal d’impact», est-il convaincu. Et pour l’ancien X, la donne a changé à la sortie de l’école : «Les étudiants refusent d’aller travailler chez Total», et «ça devient un vrai raz-de-marée». Ils sont aussi nombreux à réclamer davantage de réflexion dans leur formation.
«Formés à être des exécutants»
Hélène Dos Santos, étudiante à l’Insa Lyon, le confirme. «Dans les projets que l’on nous propose, il y a un cahier des charges et on doit s’y tenir. Si le cahier des charges est merdique, on produit une solution merdique.» L’étudiante en informatique de 21 ans estime qu’ils sont «formés à être des exécutants». Elle est donc décidée à ne pas endosser des fonctions d’ingénieure contraires à ses préoccupations écologiques. Si c’est impossible, «j’irai travailler dans un tiers-lieu, faire de la musique ou de la restauration».
Stéphane Paroubek est déjà passé par là, devenant d’abord «ce que la société souhaitait [qu’il] soi[t]». Ce diplômé de l’Insa Lyon a d’abord pris ses fonctions dans un cabinet de conseil en performance énergétique pendant dix-huit mois. Mais il a finalement trouvé que son rôle «aidait le système à se maintenir en place, mais pas à le remettre en question».
Le jeune homme de 25 ans a donc démissionné et vit sur ses économies en attendant de retrouver un travail plus compatible avec ses valeurs, idéalement dans les «low-tech». D’ailleurs, aux chasseurs de têtes qui le démarchent sur LinkedIn, il répond par un tract soigneusement rédigé qui regroupe ses valeurs environnementales. Et en fait fuir plus d’un.
Ces futurs ingénieurs sont de plus en plus visibles dans l’espace public pour réclamer une réflexion politique autour de leur formation et une remise en question du modèle actuel. «A AgroParisTech, on nous apprenait des formules mathématiques pour calculer des rations de maïs et de soja afin de nourrir les vaches comme si elles étaient des machines», se souvient amèrement Lola Keraron, qui n’a «aucun espoir» de «faire changer» l’institution parisienne.
Au sein même des écoles, la présence des «grosses entreprises» est aussi questionnée par les élèves, rappelle Angel Prieto. Les étudiants et les anciens se sont mobilisés sur le Plateau de Saclay contre les projets d’installation de Total et LVMH à Polytechnique, qui ont finalement été abandonnés grâce à «une action de fond, très visible et médiatisée».
«Nous n’avons pas de baguette magique»
Les écoles prennent ainsi progressivement conscience que la donne a changé. A l’Insa Lyon, «les Humanités [sciences humaines et sociales, ndlr] représentent 25% des enseignements», indique pour sa part le chef d’établissement, Frédéric Fotiadu. Selon le directeur, «la transformation est en cours» puisque la feuille de route a été votée «fin 2019». «Tout n’est pas encore vu, pas encore déployé parce que nous n’avons pas de baguette magique, mais nous sommes engagés dans ce processus», confirme-t-il.
Mais pour Romain Colon de Carvajal, enseignant en génie mécanique dans l’établissement lyonnais, «tout ne vient pas des écoles». Selon lui, les élèves devront eux-mêmes impulser des changements puisqu’ils ne «pourront jamais se satisfaire des petites avancées» – en créant par exemple «leur propre école» et «de nouveaux métiers […] plus proches de l’usager».
Les écoles d’ingénieurs n’échappent donc pas à l’idée de «passer du déni au défi», intitulé de la table ronde organisée samedi 13 mai au Climat Libé Tour de Lyon. C’est justement le titre de cette conférence qui a poussé Emmanuel Salcede, étudiant à l’INSA Lyon, à y assister. Selon le jeune homme, cette question «traverse de plus en plus les étudiants des filières ingé». Après avoir pris la parole lors de l’événement, il a été rejoint par deux anciennes étudiantes de l’Insa pour échanger. L’une a fait un burn-out, l’autre est finalement parvenue à trouver un travail «en accord avec [s]es préoccupations». Emmanuel, pour sa part, hésite encore entre «claquer la porte ou lutter de l’intérieur au risque de se perdre [s]oi-même».