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Ecologie : rendre la parole à ceux qui la vivent

La transition n’a pas besoin d’adhésion supplémentaire, elle a besoin de justice, de mémoire et de se soucier des plus modestes. Par la neuroscientifique Samah Karaki et de Samuel Chabré, président de l’association Tiers-Lieu paysan de la Martinière.

Jardins partagés à Fleury-Merogis, en octobre 2020. (Cyril Zannettacci/Vu. Libération)
Par
Samuel Chabré
président de l’association Tiers-Lieu paysan de la Martinière.
Samah Karaki
neuroscientifique, autrice
Publié le 09/10/2025 à 22h21

Jeunesse, transports, logement, biodiversité… En 2025, Libé explore la thématique de la transition écologique lors d’une série de rendez-vous gratuits et grand public. Objectif : trouver des solutions au plus près du quotidien des citoyens. Dernière étape de notre édition 2025 : Marseille, les 10 et 11 octobre.

Une écologie qui parle «au nom de» mais décide sans

On répète que les classes populaires seraient «loin» de l’écologie. Cette fiction permet de confier la parole aux mêmes et de transformer la cause en signe distinctif. Jean-Baptiste Comby l’a montré : l’écologie dominante s’est calée sur les codes des classes moyennes urbaines, faite de normes de comportement et de bonne conscience. Ouvriers, paysans et habitants des quartiers populaires sont décrits comme «indifférents» ou «pas prêts», trop occupés à survivre pour penser le climat.

Même logique dans les institutions : la Convention citoyenne pour le climat (2019-2021) a produit 149 propositions, mais la loi «Climat et résilience» en a épuisé la portée. Les participants l’ont notée 3,3 /10. La taxe carbone de 2018 a explosé pour les mêmes raisons : elle faisait payer le plus à ceux qui ont le moins. On consulte, on communique, puis on tranche sans eux.

La nature idéalisée masque la géographie sociale des morts

On parle forêts, biodiversité et «retour au vivant», mais l’écologie se lit d’abord dans les corps. La pollution de l’air cause chaque année entre 48 000 et 97 000 morts en France. La canicule de 2003 a tué près de 15 000 personnes. L’été 2022 a provoqué plus de 61 000 décès liés à la chaleur en Europe. En 2023, 3,1 millions de ménages — 10,1 % des foyers — sont en précarité énergétique. Une écologie qui ignore cela n’est qu’un décor.

Les classes populaires ne «rattraperont» pas la transition

On les accuse d’être «en retard», alors qu’elles sont les premiers de cordée du réel. L’énergie représente 4,5 % du revenu des 20 % les plus modestes, contre 1,3 % pour les plus riches. Elles vivent près des routes, des usines, des incinérateurs et dans des logements vulnérables aux canicules. Pendant ce temps, les dépenses militaires mondiales ont atteint 2 718 milliards de dollars en 2024 (+ 9,4 %), sans que leurs émissions soient comptées. Et l’AIE annonce jusqu’à 945 TWh d’électricité pour les data centers d’ici 2 030. L’effort écologique, lui, tombe toujours du même côté.

L’écologie est née des luttes populaires

Bien avant d’être un mot, elle a été une pratique populaire. Au Vietnam, plus de 80 millions de litres d’Agent Orange ont détruit terres et corps paysans dans les années 1960. Le Larzac a résisté dix ans avant la victoire de 1981. Notre-Dame-des-Landes a été enterrée en 2018 après 40 ans de lutte. Au Mexique, les zapatistes créent des territoires autonomes dès 1994. Au Brésil, le Mouvement des Sans Terre mobilise des centaines de milliers de familles. En France, les ouvriers de l’amiante, les dockers, les habitants de Fos-sur-Mer ou de Seine-Saint-Denis documentent les ravages industriels depuis un demi-siècle. En 2018, les Gilets jaunes ont remis la justice écologique sur les ronds-points. Du delta du Niger aux paysans indiens, des mineurs sud-africains à l’Amazonie, même fil historique : ici, l’écologie est une lutte de survie, pas un supplément moral.

Reprendre le fil

L’écologie échoue quand elle se fait contre ceux qui en paient déjà le prix. Ceux qui ont résisté aux guerres chimiques, aux pollutions industrielles, aux projets destructeurs ou aux impasses économiques n’ont pas à être «sensibilisés» : ils doivent décider. Cela implique de leur rendre le pouvoir, d’inclure l’armement, l’industrie et le numérique dans les bilans carbone, d’investir l’argent public dans l’habitat, les transports et l’énergie accessibles, et de reconnaître les luttes populaires comme socle historique. La transition n’a pas besoin d’adhésion supplémentaire : elle a besoin de justice, de mémoire et de ceux qui n’ont jamais eu le luxe de l’abandonner.