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Libération
Le Parlement des Liens : analyse

Ecologie: resserrer les liens

La journée Libé du Parlement des Liensdossier
Loin de fédérer, la thématique divise politiques, militants et citoyens. Comment dès lors créer de nouveaux modes d’action pour mettre en place les changements nécessaires ?
(Raphaëlle Macaron/Libération)
publié le 14 octobre 2022 à 3h38

Avec quels mots répondre aux grands défis de notre temps ? Pour y répondre, trois jours de débats à Uzès, du 14 au 16 octobre 2022, organisés par le Parlement des Liens et Libération.

Voici donc que, dénonçant les trajets en jets privés alors que le gouvernement appelle à la sobriété, ou l’arrosage des golfs tandis que l’eau se faisait rare, les écologistes se sont entendus rétorquer qu’il ne fallait pas tomber dans le piège d’une «écologie punitive». Cette rengaine, d’abord popularisée par le climatosceptique Claude Allègre, est aujourd’hui assez imprécise pour être utilisée tantôt par la ministre de la Transition énergétique Agnès Pannier-Runacher contre les écologistes, par Gérard Larcher contre Elisabeth Borne, ou par Marine Le Pen contre Emmanuel Macron. Elle est fondée sur une idée simple : l’écologie, étant une défense de notre environnement commun, doit rassembler toutes les forces dans un même combat.

Force est pourtant de constater qu’un des mouvements le plus rassembleurs de la dernière décennie − les manifestations pour le climat − n’a pas réussi à imposer quelque changement que ce soit. A force de slogans dépolitisés («on est plus chauds que le climat»), ces cortèges ne sont parvenus qu’à donner un peu plus de crédibilité à une plus ancienne punchline, qui a émergé au Brésil il y a près d’un demi-siècle : «L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage.» Comme l’écrit le philosophe Pierre Charbonnier dans une tribune dans le Monde, «l’écologie ne nous rassemble pas, elle nous divise» : plutôt que de croire à une communion universelle, il faudrait prendre conscience des clivages que porte l’écologie, entre industries pétrolières et défenseurs des écosystèmes, entre bénéficiaires du capitalisme actionnarial et perdants de la mondialisation. Le géographe Antoine Dubiau, quant à lui, fait apparaître un autre danger dans son livre Ecofascismes (Grevis, 2022) : cette conception naïve de l’écologie nous empêche de repérer les récupérations qu’en font la droite et l’extrême droite.

Dépoussiérer la lutte des classes

Mais s’il faut diviser pour mieux unir, une question devient particulièrement brûlante : comment créer un mouvement écolo avec une ligne politique claire, et qui sache fédérer une large partie de la population ? Le sociologue Erwan Ruty constate que «sans le peuple, il n’y aura pas d’écologie», mais soulève une interrogation : «Quel est ce peuple du XXIe siècle ?» Pour lui, c’est «aussi bien celui des banlieues populaires de grands ensembles que celui des périphéries pavillonnaires, des campagnes et des petites villes […] dont les différentes composantes (paysans, puis artisans, ouvriers, bientôt employés) ont été successivement déclassées depuis des décennies, et ont quasiment disparu» (1). Selon lui, tous les déclassés récents et à venir se convertiront à l’écologie et pourraient devenir les acteurs de la transition «parce qu’il [s] en aur [ont] besoin» : comme on le constate déjà en France à propos de la hausse des prix de l’énergie, ce sont eux qui seront les premiers touchés par le dérèglement climatique.

Mais passer d’une situation inconfortable à un mouvement social nécessite de bien identifier la source du problème, l’objet contre lequel s’unir. C’est à cette rude tâche que se sont attelés le philosophe Bruno Latour et le sociologue Nikolaj Schultz avec leur Mémo sur la nouvelle classe écologique (la Découverte, 2022), dans lequel ils entendent dépoussiérer la lutte des classes telle qu’elle était opérante au siècle précédent. Finis les mouvements ouvriers qui veulent mettre la main sur les moyens de production, le nouvel enjeu, ce sont les moyens de «re-production», c’est-à-dire, ce qui permet d’assurer nos conditions de vie sur terre, compris dans les limites écologiques des écosystèmes. Nikolaj Schultz illustre cette nouvelle lutte des classes au travers d’une enquête menée sur l’île de Porquerolles, qu’il raconte dans Mal de terre (Payot, 2022). Sur cette petite île d’allure paradisiaque sise au large de Toulon, deux groupes, que Schultz décrit comme appartenant à des «classes géosociales» différentes, se sont constitués : d’un côté, ceux qui veulent profiter du tourisme pour faire fortune ; de l’autre, ceux qui s’inquiètent des dommages causés par cette industrie sur leur île et souhaitent la ménager. «La classe écologiste ne se bat pas simplement pour reprendre les moyens de production ou pour distribuer les biens différemment, explique Nikolaj Schultz. Elle identifie plutôt les ravages de certaines pratiques de production de richesses sur leur île, et se bat pour les limiter afin de protéger l’habitabilité de Porquerolles.» Des habitants de l’île ont par exemple constitué des groupes de travail et planchent actuellement à identifier les limites écologiques de l’île, en fonction desquelles ils souhaitent définir des limites à l’activité touristique. Nikolaj Schultz observe que ces «collectifs géosociaux» émergent en fonction «d’un intérêt commun, celui de réduire les activités destructrices» qui affectent le milieu qu’ils habitent.

Fédérer dans la durée

Mais comment imaginer que ces luttes locales puissent fédérer au-delà des endroits où elles émergent ? Les mouvements sociaux de ces deux dernières décennies apportent à ce sujet une réponse éclairante. Occupy Wall Street, Nuit debout, occupation des places par les Indignados en Espagne ou des ronds-points par les gilets jaunes : ces mouvements variés partagent plusieurs caractéristiques. En plus de tourner le dos aux intellectuels et à leurs grandes théories pour préférer l’action ici et maintenant, «ils sont hyperlocalisés, ils sont imprévisibles, et ils parviennent à fédérer un grand nombre de personnes parce qu’ils se constituent pour porter une revendication simple et immédiate», analyse le sociologue Yves Cohen (2), spécialiste des mouvements sociaux. Que l’on pense au départ du président Ben Ali en Tunisie, au refus de la hausse du prix du transport en commun au Brésil en 2013, ou au rejet de la taxe carbone pour les gilets jaunes, les premières revendications formulées ont dans ces trois cas été satisfaites. La question qui se pose ensuite est de parvenir à se pérenniser. Yves Cohen s’appuie sur l’exemple de l’Ukraine, en 2014, pour montrer comment ils pourraient fédérer une classe écologiste dans la durée : l’occupation de la place Maidan aurait pu tourner court une fois que sa raison d’être − le départ du président Ianoukovitch − a été dépassée. Mais pendant ces quelques jours d’ébullition se sont nouées un certain nombre de solidarités, autour d’activités prosaïques comme la distribution de nourriture pour les occupants et l’organisation logistique. Et «ces liens qui se créent sur place entre les gens, renforcés par des expériences vécues d’égalité, se sont prolongés au cours des années suivantes dans différentes actions au sein de la société, poursuit Yves Cohen. Et ils expliquent, en partie, pourquoi la résistance ukrainienne a été si forte aux premières heures de la guerre». Un précédent pour outiller la future classe écologiste ?

(1) «L’écologie par le peuple», dans Bascules n°2, édité par Socialter.
(2) Yves Cohen vient de publier, avec Sandra Laugier, Nilüfer Göle et Richard Rechtman, Revendiquer l’espace public (CNRS Editions, 2022).