Conférences, débats, littérature, spectacles... Les 3, 4 et 5 octobre 2025, le festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges aura pour fil rouge le pouvoir. Avec l’Indonésie comme pays invité d’honneur.
On peut imaginer la scène. Assis derrière une machine à écrire, il jette un œil vaguement amusé en voyant des enfants courir après un ballon ou après les vagues, dans ce village à l’ouest de Java, en Indonésie. Il a 12 ans et préfère écrire. Il lit aussi, beaucoup, persuadé qu’il pourrait faire «la même chose plus tard». Eka Kurniawan, écrivain et journaliste indonésien (pays invité de l’édition 2025 du festival de géographie de Saint-Dié) et président du salon du livre du festival, raconte son rapport à sa terre natale.
Quelle est la place de la géographie dans vos romans ?
Dans les Belles de Halimunda (Sabine Wespieser, 2017), le lieu est une ville imaginaire sur la côte sud de Java. Des éléments concrets, inspirés de Bandung ou de Jakarta, se mélangent à ceux inventés pour créer cette ville fictive, reconnaissable pour certains lecteurs. L’invention — cette astuce romanesque — n’enlève rien à la géographie, la preuve, les gens sont parfois persuadés qu’elle existe. J’aime cette combinaison entre réalité et fiction, entre quelque chose de vieux et de nouveau, entre une langue familière et une plus classique.
Durant votre enfance, votre grand-mère vous racontait des légendes indonésiennes. Comment ont-elles façonné votre vision du monde ?
Peu assistent encore au théâtre d’ombres [le wayang, ndlr] — peut-être les personnes âgées — mais son esprit persiste sous différentes formes. Il se projette dans mes souvenirs : à une heure tardive, on s’endormait en écoutant les histoires racontées à la radio. Et plus récemment, j’ai vu sur des plateformes de streaming indonésiennes des adaptations des contes populaires ; obligeant à repenser le format papier de nos romans qui risque de disparaître. Le format n’est pas essentiel tant que nous pouvons poursuivre la transmission.
Fin août, une mobilisation, fortement réprimée, a eu lieu contre les bas salaires, la corruption et de nouveaux avantages financiers accordés aux députés. Selon vous, les causes de cette contestation sont-elles plus anciennes ?
La réforme de 1998, à laquelle j’ai participé en manifestant, n’a pas été couronnée de succès [Les étudiants protestaient alors contre la réélection du dictateur Suharto et l’aggravation de la crise économique, ndlr.] La colère est toujours là, vingt-sept ans plus tard, car nous nous berçons d’illusions : nous pouvons élire un président (actuellement Prabowo Subianto), cela nous donne l’impression d’être démocratiques, mais à quel prix. En dix ans, de 2014 à 2024, l’image de Joko Widodo [Parti démocratique indonésien de lutte, ndlr] s’est ternie, passant d’un symbole d’espoir à une sorte de népotisme, plaçant ses enfants dans son giron. La nouvelle génération en a conscience et doit s’engager.
L’opposition au pouvoir est-elle suffisamment présente ?
La jeune génération doit sans doute réapprendre à s’organiser. En 1998, nous avons eu un parti politique créé par le mouvement étudiant, c’était progressiste. On a essayé. Comme eux actuellement. Je vais les laisser apprendre, ils trouveront la solution eux-mêmes aux problèmes actuels.
La colère est-elle nécessaire pour se construire ?
Oui, je pense. Dans l’Homme-tigre (Sabine Wespieser, 2015), Margio assassine un notable. Je me souviens de l’avoir écrit pour symboliser les émeutes de 1998 où beaucoup ont été tués. Les manifestants étaient en proie à la colère, celle qui vous pousse à incendier des bâtiments et qui est devenue le fil rouge de mon œuvre. La question reste de savoir d’où vient cette rage ?
Alors, d’où vient-elle ?
Mon pays s’est construit sur la violence. Suharto est tombé à cause de la violence des émeutes à Solo ou Jakarta. Après sa chute, je suis devenu journaliste quelque temps. Je cherchais la raison de cette haine pour en infuser mes textes. Et c’est dans mes souvenirs que j’ai trouvé : ma participation au mouvement étudiant quand Suharto a tenté de se faire réélire en 1997 et ma présence lors du changement de régime l’année suivante ont influencé presque tous mes écrits. Cependant, je ne suis ni historien ni sociologue, mais un conteur d’histoires individuelles aimant raconter ce qu’il voit et sait de l’Indonésie. Quand j’ai terminé mes études, devenir écrivain — après avoir lu beaucoup plus d’ouvrages de Pramoedya Ananta Toer, Dostoïevski, Melville que mes camarades — était la chose la plus logique à faire. J’avais quelques idées, alors pourquoi ne pas essayer. Et puis la philosophie [matière qu’il étudiait à l’université de Yogyakarta, ndlr] m’ennuyait.
Que pensez-vous du projet de déménagement de la capitale de l’Indonésie à Nusantara – un chantier visiblement compliqué – pour répondre aux problématiques environnementales ?
Qu’importe les décisions, tout changement aura des répercussions écologiques. Aller à Nusantara ou à Jakarta, c’est décider lequel de ces choix provoquera le moins de dommages. A Jakarta la montée des eaux est inquiétante, nous l’avons construite sur une zone marécageuse. C’était inévitable. Selon moi, les Néerlandais — anciens colonisateurs — en sont les responsables. Si nous restons ainsi, avec cette surpopulation croissante de jour en jour, Jakarta sera bientôt sous l’eau.