Comment les collectivités territoriales font-elles face aux défis environnementaux ? Quels moyens et quelles formations pour intégrer les impératifs écologiques au sein du service public local ? Un dossier réalisé en partenariat avec le Centre national de la fonction publique territoriale à l’occasion du colloque organisé à Bordeaux les 14 et 15 mars.
Avec ses faux airs de campus à l’américaine, le lycée général et technologique Marguerite-de-Navarre d’Alençon, dans l’Orne, cache son plus bel atout dans ses cuisines. Ici, près d’un millier d’élèves internes et externes mangent du 100 % fait maison, du 50 % bio et du 100 % intelligent. Les aliments sont très majoritairement produits à moins de 150 kilomètres du lycée, dans des exploitations normandes et sarthoises. Le lait entier, le fromage et les yaourts viennent de la ferme de la Trébisière, le pain bio est fabriqué par Gabriel et Joachim Bellin, deux frères paysans boulangers établis à Mesnil-Erreux… Même les huîtres (car oui, les élèves ont droit à deux bourriches par semaine) croissent non loin de là, à Gouville-sur-Mer. «Pour les œufs, à mon grand regret, je n’ai pas trouvé de fournisseurs pour couvrir mon besoin de 1 400 œufs par semaine je fonctionne donc encore avec de l’industriel», déplore Yann Lebel, le chef de cuisine qui évoque encore comme un déchirement ce jour de grève où il a dû se résoudre à servir des raviolis en boîte à ses élèves.
Ce lundi matin de mars, Franck Tourteau et Morgan Le François-Vétillard, du Gaec (1) des Champs fleuris à Saint-Germain-du-Corbéis, ont parcouru les quelques kilomètres qui les séparent de l’établissement pour parler avec Yann Lebel et Rachelle Pidra, la gestionnaire du lycée, de leur nouvelle saison de production de tomates. Les deux partenaires ont fait face à plusieurs calamités depuis leur installation en 2019. Fini les légumes pot-au-feu, ils ont décidé de se concentrer sur les légumes ratatouille et souhaitent fournir le lycée en salades, pour la rentrée de septembre. «Sans Marguerite-de-Navarre, on aurait déjà plié les gaules», explique Franck. Ils sont également venus annoncer une mauvaise nouvelle : le tarif des tomates devraient augmenter un peu. «Le prix des gaines plastiques a doublé et on a dû installer un nouveau goutte-à-goutte», justifie le maraîcher en agroécologie.
Une révolution à son échelle
Pas de quoi faire sourciller le chef et la gestionnaire : «Contrairement à certains collègues, nous travaillons en direct avec les agriculteurs et nous ne sommes pas autant touchés par l’inflation», précise Rachelle Pidra qui tient à souligner que cette gestion-là, si elle suppose un engagement particulier et des paperasseries supplémentaires, n’est pas beaucoup plus onéreuse qu’une gestion traditionnelle. «Cela s’équilibre : on a moins d’intermédiaires, moins de transports frigorifiques, moins de produits transformés, autant de postes qui ont beaucoup augmenté ces derniers mois.»
A priori, Yann Lebel, boucher-charcutier-traiteur de formation, ne se destinait pas à faire une révolution à son échelle, dans une cantine de lycée. Petit-fils d’agriculteurs de la Manche, il est arrivé il y a sept ans dans les cuisines de l’établissement et n’a pas été effrayé par la tâche de remettre du local, du «maison» et du bio dans les quelque 900 repas servis quotidiennement. Il a fallu bouleverser les habitudes, des salariés comme des élèves. Fini l’équivalent temps plein dédié à l’ouverture des boîtes de conserve : «En légumerie, nous sommes passés d’un à deux postes et demi, nous faisons la mayonnaise, les îles flottantes, la mousse au chocolat, même nos confitures», précise le chef avec fierté.
Dans le self, les élèves trient leurs déchets : de grands bacs à composts ont été installés devant l’établissement. Les agriculteurs partenaires sont invités à s’en servir, tout comme le jardin pédagogique de l’établissement. Quant au pain, il a son espace dédié. A chaque fin de service, on dénombre à voix haute les baguettes qui ont fini à la poubelle, pour mettre les élèves face à leur responsabilité. Un processus antigaspi qui se retrouve aussi à l’internat où les élèves se servent à volonté avec un contrat préalable : l’assiette doit être impérativement terminée. «Ils apprennent à mieux connaître leur appétit», souligne Yann Lebel. Le résultat est sans appel : avec 10 tonnes de déchets en moins chaque année grâce à cette politique, la région a économisé 10 000 euros, selon les calculs du chef.
«Comme chez mamie»
L’équipe administrative et technique du lycée est fière de présenter cette gestion singulière et vertueuse de la cuisine collective lors des journées portes ouvertes de l’établissement : «On fait venir les producteurs, on montre aux parents ce que l’on fait à la cantine, car à chaque rentrée les élèves sont désarçonnés. Leurs palais sont habitués aux exhausteurs de goût : ils n’aiment pas la compote sans additifs, rejettent les pommes avec des taches, ne mangent que du pain blanc…» Parents comme enfants sont souvent agréablement surpris : «La semaine dernière on m’a dit que mon riz au lait avait le goût de vrai lait avec du riz, comme chez mamie.»
A écouter le chef de cuisine, la gestionnaire du lycée ou le proviseur Loïc Le Borgne, qui forment une équipe soudée par une politique commune, il y a tout avantage à changer les habitudes de la restauration collective. Selon eux, les verrous sont surtout mentaux et culturels : «Parfois on me dit que je suis un fou, un hurluberlu», sourit Yann Lebel qui revient du Salon de l’agriculture où il espère avoir noué de nouveaux partenariats. Mais le cuisinier se sent soutenu depuis quelques années par la région, qui a lancé en 2017 le programme régional «Je mange normand dans mon lycée» avec pour ambition de valoriser l’agriculture normande, soutenir les filières de proximité et sensibiliser les enfants au bien et vertueux manger.
Bertrand Deniaud, vice-président en charge des lycées et de l’éducation, est satisfait du programme qui affiche un bon bilan : en 2021, 51 % des produits servis dans les 180 lycées de la région étaient normands (une progression de 10 points en moins de trois ans). Un chiffre qu’il espère voir gonfler dans les années à venir : «On progresse, même si nous sommes loin de l’objectif de 80 %, nous accompagnons les gestionnaires, les chefs de cuisine, pour mutualiser les connaissances, renforcer les filières d’approvisionnement.» L’élu est particulièrement heureux du volet «zéro gâchis» du programme : la multiplication des initiatives de valorisation des déchets dans les établissements a permis une économie de 4 millions d’euros en 2021 : «C’est ce qu’ont coûté concrètement les travaux d’isolation d’un lycée à La Ferté-Macé.» Une autre facette de la transition écologique…
(1) Groupement agricole d’exploitation en commun.