«Il faut qu’on fasse réciter aux enfants des chansons et des discours patriotiques. Et tu dois filmer.» Pasha, vidéaste et coordinateur d’événements d’une école de Karabash, petite cité industrielle (et ultra-polluée) de l’Oural, voit sa vie basculer en 2022. Avec l’«opération spéciale» de Poutine en Ukraine, de «nouvelles directives fédérales patriotiques pour l’éducation» transforment les enseignants en relais de propagande ; et Pasha en acteur de surveillance, chargé de transmettre aux autorités les preuves de l’allégeance des équipes aux nouveaux programmes.
Mais plutôt que de se soumettre à ce nouveau rôle, plutôt même que de démissionner (ce qu’il envisage un temps), le vidéaste décide de mettre à profit sa position stratégique pour documenter l’autoritarisme poutinien à l’œuvre. Un choix ô combien précieux pour les spectateurs que nous sommes, car Pasha, visage poupon et démarche flegmatique, a accès à toutes les classes, toutes les directives, toutes les coulisses.
Plus de deux années durant, avec sa petite caméra, il capte de l’intérieur, comme personne avant lui, l’entreprise édifiante de militarisation et de désinformation d’une école, et au-delà, d’une société tout entière. La routine d’exercices matinaux, avec levers de drapeau et chants patriotiques, le nouveau vocabulaire sur lequel butent certains enseignants («déna-na-nazification de l’Ukraine», bafouille une professeure), ne sont que les bruits avant-coureurs de l’horreur de la guerre. «Si tu loupes tes exams, tu risques de mourir en Ukraine», se voit avertir un jeune. «Patriote ! Courageux et alertes, nous sommes prêts à tout pour remporter la victoire !» chantent à tue-tête les élèves, face à la résignation inquiète des adultes. Bientôt, ce sont des mercenaires de Wagner qui s’introduisent tranquillement en classe pour vanter les mérites des mines «pétales», à même d’arracher une jambe en une seconde, et qu’ils font passer de main en main aux adolescents.
Alors que le film progresse, les morts s’accumulent et le regard des enfants s’obscurcit. Le petit Igor perd son père à la guerre, la jeune Maya, son frère, Kristina, son fiancé… Une mère pleure son fils qu’on enterre. Et l’autodérision grinçante de Pasha, un brin adolescente, s’efface peu à peu.
Quand ses échanges à distance avec le réalisateur américain David Borenstein, dont il doutait d’abord de l’aboutissement, se concrétisent en un premier montage, partir devient la seule porte de sortie. «Si on était dans un pays libre, je ne serais pas obligé de quitter la Russie», lâche celui qui vit aujourd’hui en Europe.
C’est l’une des réussites de ce documentaire, que de ne pas glorifier son réalisateur protagoniste, un «Monsieur Tout le monde» aux allures d’antihéros, qui aimerait être «aussi courageux que les manifestants contre la guerre». Sa prise de risque, bien réelle, n’aura pas été vaine : elle offre un témoignage rare des ravages d’une dictature de l’information menée à grande échelle. «Ce ne sont pas les commandants qui gagnent la guerre, ce sont les enseignants», énonce Vladimir Poutine lors d’une allocution retransmise à l’école. Sur ce point-là, M. Nobody lui donne en partie raison.