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Documentaire

«Enfermés par les Russes» : retour sur le calvaire de Yahidne

En mars 2022, les habitants d’un village ukrainien sont enfermés dans le sous-sol de leur école par des soldats russes. Sur place un an plus tard, Roman Blazhan revient, dans un film poignant, sur les traumatismes des survivants.
Ivan Balanovych, villageois de Yahidne. (Mykhailo Volkov/Eldaproductions)
publié le 30 novembre 2024 à 11h22

Génération Ukraine, une collection de douze documentaires pour sonder l’onde de choc causée par l’invasion russe et la guerre. A partir du 3 décembre 2024 sur Arte. Un programme dont Libération est partenaire.

C’était un petit village paisible, à une vingtaine de kilomètres de Tchernihiv, la grande ville dont la prise devait mener à Kyiv les troupes russes. Sauf que, sur le front nord de l’Ukraine, l’armée de Vladimir Poutine rencontre une vive résistance, et Yahidne, un bourg qui ne devait être qu’une étape vers la capitale, devient l’un des camps de base des envahisseurs. Signant le début d’un terrible calvaire pour ses quelque 350 habitants.

Bloqués dans ce bourbier, les Russes et leurs supplétifs biélorusses regroupent, début mars 2022, tous les villageois pour les séquestrer dans les sous-sols de la petite école. Des tout-petits (1 mois et demi pour le plus jeune) aux plus âgés (93 ans), tous doivent survivre comme des zombies dans des conditions inhumaines : froid et fièvre, malnutrition et vide sanitaire… A l’été 2023, le documentariste ukrainien – natif de Donetsk, il vit désormais en Allemagne – Roman Blazhan revient sur les lieux de ce qui pourrait bien être assimilé à un crime contre l’humanité.

Macabres décomptes

Un peu plus d’un an après les méfaits, les murs suintent encore la mort et consignent toujours ces souffrances d’un autre temps, à l’image de la liste des noms des villageois inscrits sur les parois, pour ne pas les oublier au cas où personne n’en aurait réchappé. Il y a aussi des dessins d’enfants, près de quatre-vingt, et les macabres décomptes de ceux qui ont été fusillés aux premiers jours comme de ceux qui sont décédés durant les semaines de captivité dans cet enchevêtrement de minces couloirs et de pièces où l’air était devenu irrespirable.

Tous les survivants témoignent de l’atmosphère invivable qui planait dans ces quelques dizaines de mètres carrés où ils étaient entassés. Une voix rythme les jours qui passent, lisant le journal de bord d’Olha, l’une des villageoises, où s’égrène la litanie des morts qu’ils avaient – à partir de quatre et dans le meilleur des cas – le droit d’enterrer à la va-vite dehors. «Au bout de quinze jours, plus personne ne fait attention aux morts.» Juste à côté du cadavre d’une mamie, les survivants font chauffer de l’eau. Et bientôt, s’ils veulent sortir prendre l’air quelques minutes, il leur faudra chanter l’hymne russe.

Le trauma se lit dans les yeux des anciens, tandis que des gamins jouent à la guerre, l’un mitrailleur, d’autres snipers. «La guerre nous a volé la joie», prévient un vieux avant d’insister, sans trop y croire, sur ce que leur ont prescrit les psychologues : «Cultivez votre joie !» On le revoit, quelque temps plus tard, dansant éperdument, au milieu de la chaîne humaine que forment des jeunes citadins ukrainiens venus prêter main-forte pour reconstruire, brique après brique, ce qui peut l’être. Le bétail lui ne reviendra pas, ni les animaux domestiques, tués par les Russes.

Bouquet de fleurs

En 2023, le soleil d’été contraste avec les salles obscures des sous-sols de l’école. Le silence rode dans ces regards emmurés, même si la résilience est chantée par des évangélistes dans une clairière avec des villageois clairsemés, dont on devine qu’ils peinent à y croire. Et pourtant, des animaux font leur réapparition, les fleurs repoussent, la vie reprend son cours, à l’image de cette soirée techno avec des jeunes qui s’enlacent. Les plus âgés sont visiblement les plus marqués par cette apnée au cœur des tréfonds de l’horreur qui a pris fin aux derniers jours de mars 2022. «Les Russes étaient partis. On n’arrivait pas à y croire, on n’avait peur de se réjouir. Plus personne.» Il ne reste plus alors que les stigmates d’une douleur, des traces qu’il leur faut s’efforcer d’atténuer sans chercher à les effacer.

Ce sont ces cicatrices, juste suggérées par une caméra jamais tape à l’œil, sans grandiloquence mais avec quelques instants de silence, qui forment la trame de ce film. Soixante-dix-huit minutes qui scrutent le moindre détail, pour relater le quotidien d’habitants pris en otage dans cette guerre où tous les mauvais coups sont désormais admis. En 2023, un an plus tard, la plupart tentent de tourner la page de ce sombre chapitre, comme cette jeune femme qui revient voir sa mère – celle que les Russes surnommaient «la sorcière» – un bouquet de fleurs à la main mais encore des pleurs dans les yeux. Ailleurs, un homme et une femme se retrouvent au milieu d’un verger bien garni, signe d’une harmonie recouvrée dans ce village pacifié à défaut d’être tout à fait apaisé.

Enfermés par les Russes, Yahidne 2022 de Roman Blazhan (Ukraine/France), 77 mn. A découvrir sur arte.tv