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Climat Libé Tour : interview

Environnement : «La société est proche du burn-out, il faut retrouver du sens»

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Pour Claire Nouvian et Sébastien Mabile, la lutte contre le dérèglement climatique ne se fera pas sans une prise en main du sujet par les citoyens. Cela commence par «le courage de dire la vérité» face à l’incohérence des autorités.
«Moins de 0,1 % de nos eaux interdisent les activités industrielles à fort impact comme la pêche au chalut», affirme Claire Nouvian, fondatrice de l'association Bloom. (Aimee THIRION/Photo Aimée Thirion pour Libér)
publié le 25 mars 2025 à 17h36

L’année 2025 sera «Océan» ou ne sera pas. Claire Nouvian, fondatrice de l’association Bloom, et Sébastien Mabile, avocat spécialiste du droit de l’environnement, soutien des Soulèvements de la Terre, veulent y croire. Et pour cause : si les océans produisent 50 % de l’oxygène que nous respirons et captent près de 30 % des émissions de dioxyde de carbone – ce qui en fait le principal puits de carbone sur Terre –, ils restent menacés.

En juin, la France accueillera, à Nice, la troisième conférence des Nations unies sur l’océan. Emmanuel Macron est attendu au tournant. D’ici là, les 30 et 31 mars, le Président organise à Paris un présommet «SOS Océan !» L’heure est donc à l’action et une question s’invite : le droit incarne-t-il une solution concrète dans cette lutte pour la vie ? Rencontre avec ces deux infatigables défenseurs de la nature qui appellent à la création d’un arsenal juridique plus contraignant et à une responsabilité des élites, et particulièrement des ultrariches.

Quelles mesures concrètes attendez-vous du gouvernement ?

Claire Nouvian : Qu’il dise non aux pêches industrielles, première cause de destruction de l’océan. Non, aussi, à de nouveaux projets fossiles (notamment les forages offshore), et oui à des aires marines réellement protégées. La France dit préserver plus de 30 % de son territoire marin mais en réalité, moins de 0,1 % de nos eaux interdisent les activités industrielles à fort impact comme la pêche au chalut, qui traîne d’immenses filets ravageant les fonds marins. Alors que la culture, l’éducation et l’hôpital public pâtissent de coupes budgétaires sans précédent, Emmanuel Macron a annoncé, lors du Salon de l’agriculture, en février, une enveloppe de 700 millions d’euros au secteur de la pêche qui défend ces mêmes chalutiers qui, sans cela, ne pourraient survivre. La pêche industrielle a causé la perte d’au moins 90 % des biomasses de grands poissons. Protéger les océans, ça ne coûte rien. Le Président s’est démené à l’ONU pour obtenir l’accueil de cette conférence, autant que le spectacle aille dans le bon sens.

Sébastien Mabile : En actant une réelle préservation des océans, on peut vite en voir les effets. Il suffit de plonger dans les zones de non-prélèvement du parc national de Port-Cros, dans le Var, ou de la réserve naturelle de Cerbère-Banyuls, au large de Perpignan (Pyrénées-Orientales), qui depuis des dizaines d’années sont en libre évolution. Autrement dit, on ne touche pas à ces zones. C’est fascinant de voir ce foisonnement de vie et d’interactions entre les espèces.

Régressions environnementales, climatoscepticisme, trumpisme et désinformation… Peut-on encore sauver l’écologie ?

C.N. : L’écologie politique est dans une mauvaise passe. Je ne crois plus aux structures et aux logiques des partis qui sont incapables de porter l’intérêt général. Mais l’écologie au sens large ne peut pas disparaître car c’est l’organisation de la maison commune, le fonctionnement même des écosystèmes. Le changement climatique n’est pas une opinion, ce sont des faits observables, établis, vérifiables, et partageables. Et cela ne changera pas, même si Donald Trump modifie d’un coup de marqueur la trajectoire d’un ouragan – le «Sharpiegate» en 2019 – et brutalise la science pour la faire taire. Il est possible qu’en rentrant dans une phase très dure, on se reconnecte aux priorités, qu’on reprenne conscience, courage et qu’on fasse enfin de bons choix.

S.M. : Le gaz, le charbon et le pétrole nous ont permis de vivre dans l’illusion que les limites n’existaient plus, ce qui a permis à nos générations de manger des fraises en hiver ou de skier en plein été. Or aujourd’hui, nous avons besoin à la fois de restaurer cette notion de limite et d’en redéfinir une autre, celle de liberté, totalement dévoyée, et que je qualifie de «liberté narcissique» (1) : le droit de jouir sans entrave, en faisant fi de toute forme de responsabilité, au préjudice du vivant et d’autrui. Nous sommes tous concernés par la catastrophe climatique et l’effondrement de la biodiversité. Rappelons que les vagues de chaleur font en moyenne 4 000 morts par an en France, c’est bien davantage que toutes les victimes du terrorisme depuis une vingtaine d’années.

Que peut la justice dans ce combat pour l’avenir ?

S.M. : Le droit n’est qu’un outil. Il peut être utilisé à bon comme à mauvais escient. On le voit avec Donald Trump : quand une administration le met au service des lobbys pétroliers, il n’est plus d’aucun secours. Aujourd’hui les luttes en faveur du climat et de la biodiversité relèvent aussi d’une lutte des classes, comme on a pu connaître au XIXe siècle. A la différence que nous ne sommes pas dans une lutte émancipatrice, qui vise à conquérir de nouveaux droits et de nouvelles libertés, mais dans une lutte conservatrice, destinée justement à ne pas les perdre. La résistance est éminemment politique et elle peut prendre diverses formes. Je ne juge pas ceux qui usent de la désobéissance civile ou de moyens d’action radicaux, parfois complémentaires aux actions plus légalistes. Peut-être que les désobéissants d’aujourd’hui seront les héros de demain. Mais voter reste selon moi la priorité, et contrairement à Claire, je pense que les partis politiques restent essentiels, car ce sont les parlementaires qui élaborent et modifient la loi, celle qui permettra ensuite de préserver ou de flinguer le vivant et le climat.

C.N. : Récemment, le tribunal judiciaire de Paris a classé sans suite notre plainte contre TotalEnergies qui visait notamment à faire reconnaître la responsabilité pénale de la major pétrolière pour mise en danger de la vie d’autrui et homicide involontaire. Le droit actuel n’est pas en mesure de répondre à ces enjeux : le crime de «globocide» pour mise en danger de la biosphère n’existe pas. C’est à nous d’inventer l’objet juridique qui permettra d’empêcher cette destruction. Ce n’est pas simple : notre cerveau archaïque a du mal à appréhender une menace globale. Mais les élites, elles, ont tout compris. Elles ont pris au sérieux le rapport Meadows paru en 1972, et elles ont organisé leur sécession. Ce qu’il fallait faire pour éviter le désastre était écrit noir sur blanc. Et les politiques se sont tus. Pourquoi ? Parce qu’ils pensent davantage à leur réélection qu’au bien commun. A partir de là, les dirigeants politiques et économiques se sont enfoncés dans le mensonge, le marketing et le mythe de la croissance. C’est un comportement criminel. Les élites sont en train de générer un apartheid écologique. La seule chance de s’en sortir, c’est d’éclater les structures de pouvoir, c’est la délibération collective.

C’est-à-dire ?

C.N. : Les grandes décisions doivent être prises par les citoyens. En 2019, l’université de Stanford en a réuni 500, pro-Obama et pro-Trump, qui ont écouté et débattu pendant trois jours avec des experts non affiliés. A l’issue des débats, ils sont tombés d’accord sur une majorité de mesures pour leur pays. C’est aussi ce qu’il s’est passé, la même année, en France, lors de la Convention citoyenne pour le climat. Quels sont nos besoins communs, nous humains ? Si je me réfère à la pyramide des besoins du psychologue Abraham Maslow, il est question de sécurité, de nourriture, d’éducation et de soin. On ne peut pas laisser ceux qui se soucient de villas en Grèce, de chirurgie esthétique et de voitures de luxe, décider pour les autres. Il faut reprendre le contrôle.

Ça débute par quoi, concrètement ?

C.N. : Par dire la vérité. Le philosophe Michel Foucault employait le terme de «parrêsia» : le courage de dire la vérité.

S.M. : Il faut retrouver du sens. La société est aujourd’hui proche du burn-out. On nous parle d’aires marines protégées tout en autorisant le passage de chalutiers qui rasent les fonds marins. On adopte un grand règlement européen sur la restauration de la nature tout en dépénalisant les atteintes aux espèces protégées, et on lance un plan Ecophyto censé réduire les pesticides qu’on finit par abandonner. On est constamment dans des injonctions contradictoires. Cela contribue à l’épuisement personnel, collectif et du vivant. Comment on tient avec Claire ? C’est parce que nous sommes alignés avec nos convictions et tentons de contribuer à davantage de justice.

A ce propos, rappelons que la moitié des émissions de gaz à effet de serre [GES, ndlr] mondiales sont émises par seulement 10 % des personnes et que les 1 % les plus riches sont responsables de 16 % des émissions. En France, depuis 1990, les émissions de GES de la moitié la plus pauvre de la population ont baissé de 24 %, tandis que celles des plus riches n’ont cessé d’augmenter. On atteint aujourd’hui des niveaux d’inégalités qui sont similaires à ceux du début du XXe siècle au summum de l’expansion coloniale. Cela ne peut plus durer.

Comment continue la lutte quand les militants paient parfois un lourd tribut ?

S.M. : En qualifiant d’écoterroristes les défenseurs des conditions d’habitabilité de la terre, le gouvernement est dans l’inversion totale des valeurs. Qu’est-ce qui sème le plus la terreur parmi la population civile ? Est-ce un événement climatique extrême comme a pu connaître Valence, en Espagne, il y a quelques mois ? Ou s’agit-il d’une manifestation pour lutter contre une autoroute inutile, comme l’A69 ? Avec mes confrères Jérôme Graefe et Laure Abramowitch, et l’aide d’étudiants de Sciences-Po Toulouse, nous tentons de dresser un état des lieux des violences faites aux défenseurs de l’environnement en 2024, parmi lesquels j’inclus la police de l’environnement de l’Office français de la biodiversité qui fait l’objet d’attaques inadmissibles, avec l’objectif de les quantifier et de les qualifier. En attendant d’en tirer un premier bilan, Michel Forst, rapporteur spécial [des Nations unies] sur les défenseurs de l’environnement, souligne que ces violences ont tendance à croître dans tous les pays européens. Mais la France a une spécificité selon lui : c’est de posséder la police la plus violente.

C.N. : Ma fille me demande : «Où ira-t-on ? Les littoraux vont être engloutis, on va devoir vivre dans une ferme pour avoir à manger et apprendre à se défendre.» Les ados de 14 ans ont ça en tête ! Je soutiens ceux qui font de la désobéissance civile et ceux qui vont plus loin, à partir du moment où on reste dans un pacifisme absolu, parce qu’on ne peut pas prendre les armes de la violence pour lutter contre la violence sans se transformer en monstre. On résiste et on organise la guerre d’usure via les réseaux sociaux. Et on marche. On l’a vu le 8 mars avec la manifestation pour les droits des femmes. On était des dizaines de milliers, n’en déplaise à ceux qui disent que ça ne sert plus à rien. Et puis on a une chance : c’est que les Etats-Unis font toujours les erreurs avant nous. Là, on les regarde, ébahis par autant de vulgarité et de criminalité. Et si on ne se réveille pas face à leur fascisme, c’est qu’on est vraiment des abrutis.

Vous prônez une autre arme, celle de l’empathie et de l’amour…

C.N. : Quand Donella Meadows, co-autrice du rapport «les Limites à la croissance», l’a réévalué en 1992, elle a ajouté un chapitre sur l’amour. Tout le monde s’est moqué d’elle. Pourtant, c’est la seule chose sensée à dire. Comment réinventer la société et sortir de la violence, de l’égoïsme, de l’accumulation gargantuesque ? En réinventant une façon d’être qui consiste à privilégier les liens plutôt que les biens. On peut être en désaccord les uns avec les autres, mais parfaitement se respecter. C’est ça une société de l’amour, s’accepter comme on est.

(1) Justice climatique. Pour une nouvelle lutte des classes, de Sébastien Mabile, Actes Sud, 2025.