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Tribune

Et la biodiversité ? Bordel !, par Philippe Grandcolas

La biodiversitédossier
Le directeur adjoint national pour l’écologie et l’environnement au CNRS estime qu’il faut ouvrir les yeux et s’interroger sur notre aveuglement collectif.
«La biodiversité est un impensé parce que nos sens nous ont trompés pendant longtemps», raconte Philippe Grandcolas. (Marguerite Bornhauser)
par Philippe Grandcolas, directeur adjoint national pour l’écologie et l’environnement au CNRS.
publié le 21 novembre 2024 à 23h00

Rendez-vous compte ! Nous avons dû créer un mot – biodiversité – pour désigner ce dont nous faisons partie et dont nous dépendons pour chaque aspect de notre vie ! Avant 1986, nous n’avions même pas de terme pour désigner la diversité du vivant dans les sociétés occidentales…

Certes, auparavant, on parlait de nature, une notion vague englobant le vivant et le minéral et dont les humains occidentaux s’excluent spontanément. Ne dit-on pas que l’on revient ou l’on retourne à la nature ? On parlait également du vivant, en pointant ses cellules, son ADN, ce qui est commun en somme à tous les organismes, le vivant des animaux de laboratoire et des humains. Le vivant générique qui ne dit rien de tout ce qui nous entoure, nous nourrit, nous habille, régule notre climat, nous sauve ou nous rend malade : diversité génétique, diversité des espèces et diversité des écosystèmes.

Le plus cocasse, c’est qu’il y a encore de nombreuses personnes, et pas des moindres, pour râler ou mépriser ce mot nouveau – la biodiversité – qu’elles considèrent comme du jargon ; ce qui signale qu’elles n’ont pas pris conscience des règles de fonctionnement du monde auquel elles appartiennent.

La biodiversité est un impensé également parce que nos sens nous ont trompés pendant longtemps. Des aspects aujourd’hui connus, comme l’existence des microbes, de l’évolution biologique ou des interactions écologiques au sein des écosystèmes, ont été ignorés ou étudiés seulement récemment. Les microbes sont trop petits, l’évolution trop lente ou les interactions écologiques trop fugaces ou discrètes pour que nos aïeux en aient vraiment pris conscience. Rétrospectivement, il est incroyable que des peuples aient mesuré la taille du globe terrestre ou la position des étoiles il y a des siècles alors qu’il aura fallu attendre le XXe siècle pour que des aspects fondamentaux de la biodiversité soient découverts.

Microbes, évolution ou écologie, autant d’aspects encore trop souvent considérés comme anecdotiques dans nos sociétés, ce qui cause l’effondrement actuel, avec toutes ses conséquences, comme la perturbation du cycle de l’eau, la multiplication des maladies infectieuses ou le développement de l’antibiorésistance (35 000 morts par an en Europe), ou encore le déclin de la productivité agricole vivrière.

On trouve un exemple récent de cet aveuglement avec la terrible inondation de Valence, ses plus de 200 morts humaines et ses 50 milliards d’euros de dégâts laborieusement attribués au dérèglement climatique mais dont le rapport avec la perte de biodiversité n’a quasiment jamais été évoqué. Lorsqu’il pleut trop, s’il n’y a plus de végétation pour absorber la moitié de l’eau, il y a inondation : des pluies et une inondation d’apparence tellement puissante comparée à la faible végétation complètement ignorée et au rôle pourtant décisif.

Cependant, il faut prendre conscience que la biodiversité ne rend pas seulement d’indispensables services locaux mais représente aussi un bien commun à l’échelle globale. Ce que les gouvernants ne comprennent manifestement pas, d’après les négociations avortées de la COP16 biodiversité à Cali, en Colombie. Au-delà de l’évidente question éthique, la disparition de la forêt amazonienne n’est pas un problème limité aux autres pays amazoniens mais un problème pour le climat de la planète. Ce que l’Europe ne comprend pas non plus, avec sa pause dans la lutte contre la déforestation importée pourtant causée par ses achats inappropriés. Ce ne sont pas nos faux 30 % d’aires mal protégées en Europe qui nous donnent le droit d’ignorer cela.

Quels mots faut-il trouver pour expliquer à des esprits - puissants mais tellement embrumés - de décideurs ou de gouvernants que plus d’un tiers de nos émissions excessives de carbone sont absorbés par la photosynthèse des plantes et des algues ? Et qu’il est suicidaire d’affaiblir cette capacité d’absorption mondiale alors que nous émettons toujours trop, au risque de causer d’innombrables catastrophes comme celles de Valence.

Il faut enfin ouvrir les yeux, voir la biodiversité autour de nous, la fréquenter au point qu’elle nous soit à nouveau familière, que nous puissions nous approprier plus que simplement comprendre les fondamentaux de son fonctionnement. Réaliser également que ce n’est pas une privation ou un déplaisir que de la gérer durablement. Tous les humains ont le même intérêt dans cette recherche du bien commun avec la biodiversité.