Pendant la pandémie, la vie à distance aura connu un développement considérable dans le monde entier. Le télétravail, les apéritifs Zoom et les amours épistolaires sont devenus le quotidien de milliards de personnes, au détriment du «présentiel» et du mouvement de nos corps.
C’est un remaniement d’un «tableau de bord des métriques» qui nous accompagne depuis longtemps. La coprésence, la mobilité et la télécommunication sont en effet les trois grandes modalités de la distance que l’humanité pratique depuis le début du Néolithique. Tout au même endroit, c’est la ville mais aussi l’entreprise ou la famille. Le changement de lieu, c’est la pendularité domicile-travail mais aussi le nomadisme, la migration, le déménagement ou le tourisme. La circulation réduite à l’information, c’est, synchrone, la radio, la télévision, désynchrone, le courrier, le courriel et, asynchrone, le livre ou le podcast.
Jusqu’à un certain point, il faut choisir : le télétravail consiste à ne pas se déplacer et à ne pas cohabiter avec ses collègues dans un bureau, une usine ou une école. Cependant, le plus souvent il ne s’agit pas d’une simple alternative, mais d’une coopétition entre des options qui se nourrissent mutuellement. Ainsi un achat en ligne se traduit par une livraison (mobilité) d’autant plus facile qu’on est en ville et que le chauffeur mutualise ses trajets (coprésence). On s’envoie des textos pour se synchroniser (temps) et se synchoriser (espace) avant de «bouger» pour se rencontrer. Si nous examinons notre emploi du temps, nous consacrons une part variable à chacune des trois modalités, parfois en même temps lorsque, par exemple, nous nous regardons un film dans le train avec nos voisins sur une tablette. La vie en ville, se caractérise, par définition, par un poids décisif de la coprésence, mais la mobilité y est nécessaire et la télécom essentielle. Dans le périurbain, c’est la mobilité, soutenue par la communication, qui l’emporte. Si l’on s’écarte des aires urbaines, les trois modalités se trouvent affaiblies. Savoir comment nous nous débrouillons avec nos métriques, c’est, pour une bonne part, connaître notre style de vie, notre identité du moment.
Dans la dernière période, les trois modalités ont progressé conjointement. Il y a désormais des milliards d’urbains, de touristes et d’internautes. Pendant les confinements, cependant, la domination écrasante de la télécommunication sur les deux autres modalités a permis au système social de fonctionner, ce qui aurait été moins facile il y a dix ans et impossible il y a vingt ans. Nous avons aussi pu constater que cette hégémonie contribue beaucoup à la sensation de monotonie. Gérer toute la journée la distance de la même façon, c’est presque faire toujours la même chose. L’avantage comparatif de la ville s’est trouvé grignoté et certains ont songé à la quitter : à quoi bon payer si cher le sol urbain si, au bout du compte, tout se passe sur l’Internet ?
Plus généralement, ce tableau de bord modifié nous a-t-il fait découvrir de nouveaux équilibres souhaitables ? Si le «monde d’après» est d’abord un fantasme de prédicateurs paresseux, on peut néanmoins se demander s’il n’y a pas dans les attentes d’aujourd’hui des signaux faibles de changements fondamentaux latents. Que sera le tableau de bord des métriques demain ? Les habitants ordinaires, qui sont aux manettes, peuvent nous en dire plus.
Jacques Lévy est directeur de la chaire Intelligence spatiale à l’université polytechnique Hauts-de-France et membre du rhizome de recherche Chôros. Dernier ouvrage paru : l’Humanité : un commencement, éd. Odile Jacob, 2021.