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Climat Libé Tour Bourges : interview

Eva Jospin et Vinciane Despret : «Toutes les entrées sont bonnes pour parler d’écologie»

Pour la plasticienne et la philosophe, l’art nous aide à interroger nos manières de penser et d’habiter le monde à l’heure de l’urgence climatique.
«Selva» d'Eva Jospin, au musée Fortuny de Venise, 2024. (Benoît Fougeirol/Courtesy Eva Jospin et Galleria Continua)
publié le 3 avril 2025 à 6h42

L’écologie n’est pas seulement politique : elle est aussi dans les têtes et dans les cœurs. La littérature, la sculpture ou encore la musique véhiculent des idées qui contribuent à changer nos représentations et à donner de l’espoir dans un monde au climat de plus en plus détraqué. Depuis une quinzaine d’années, l’artiste plasticienne Eva Jospin, 49 ans, fille de l’ancien Premier ministre Lionel Jospin, taille minutieusement dans le carton des forêts et des grottes hautes de 10 mètres. Des lieux propices à accueillir les animaux, sujet dont la philosophe Vinciane Despret, 65 ans, explore depuis plus de trente ans les curiosités. L’occasion pour les deux femmes de tisser des liens entre leurs passions respectives et de rappeler que les imaginaires demeurent un puissant levier de transformation.

Que peuvent les arts et la culture face à la violence d’une planète en feu ?

Vinciane Despret : La littérature irrigue, infiltre, contamine comme un virus. En donnant forme à des sentiments, elle donne forme à de la pensée. Et susciter de la pensée, donner envie de penser, peut favoriser le sentiment que quelque chose peut changer. Les pratiques artistiques sont cruciales car elles apportent une réponse politique : donner aux gens des moyens d’expression. C’est d’ailleurs ce qui ennuie l’extrême droite, qui tente de confisquer la culture après s’en être complètement désintéressée. Car elle a pris conscience qu’il était possible de modifier les sensibilités, les manières de penser, en les appauvrissant.

Eva Jospin : On a toujours eu besoin de se représenter le monde. Pour cela, on a besoin de surface intermédiaire : les arts aident en cela. Aujourd’hui, nous sommes envahis par d’autres formes abstraites, tant et si bien que les écrans façonnent notre univers plus rapidement et de façon beaucoup plus massive qu’une exposition ou un livre. On voit à quel point ces technologies habitent l’imaginaire, notamment des jeunes artistes. Ça ne veut pas dire que cette façon de faire n’a pas sa place, mais il faut songer aussi à l’impact des matériaux. Comment on produit le monde est une question essentielle pour moi, et une responsabilité pour tous.

Comment endossez-vous cette responsabilité ?

E. J. : Je récupère du carton et j’en extrais une infime partie pour mes sculptures. Je suis lucide, tout le monde ne va pas se mettre à travailler avec ce matériau. J’utilise aussi le moulage en silicone même s’il n’est pas encore biosourcé. Ma pratique est encore loin d’être parfaite. Pourquoi ce qu’on bâtit devrait rester pour toujours ? On oublie souvent qu’une grande partie des villes était auparavant construites en bois, mais n’a pas perduré dans le temps. Il n’en reste plus de traces, même à Rome, qu’on imagine seulement dans la pierre. Mon matériau, le carton, ne résistera pas éternellement et c’est peut-être mieux ainsi.

Pensez-vous que cela soit suffisant pour avancer dans la bonne direction ?

E. J. : C’est une question intime et personnelle, au-delà de notre travail avec Vinciane, quel est notre besoin d’aller plus loin en tant que citoyenne dans l’action ? Pour le moment, j’agis là où je peux. Dans le cadre de Bourges 2028, capitale européenne de la culture, j’aimerais être concrète : faire un jardin mais pas seulement le penser sous l’angle esthétique. Qu’est-ce que représente un jardin aujourd’hui ? Comment le réfléchir, le planter et l’entretenir ? Surtout, j’aimerais le partager. Car il y a énormément d’espaces dans le monde où beaucoup de gens ne se sentent pas bien, et pas seulement parce qu’ils ont une place dans la société qui est pénible, mais aussi parce que le monde est devenu assez peu plaisant à vivre. Comment on fait quand on vit à Paris ou dans une grande ville pour se connecter à la nature, à la fraîcheur du printemps, au bruit des animaux dans la nuit ? Longtemps, ce fut la ville avec la nature, voire au milieu de la nature. Mon rêve, ce serait de m’insérer dans ces interstices qui ne sont ni vraiment ville, ni vraiment campagne, de libérer nos mains vertes et de voir ce qui s’y passe.

V. D. : Je repense à une phrase de l’écrivaine Virginia Woolf. Elle écrit en janvier 1918 : «Le futur est sombre, ce qui est la meilleure chose qu’un futur puisse être, je pense.» Parce que dans cette opacité, des possibles existent, contre la malédiction du probable. Nous ne sommes pas des sauveurs. En revanche, ce que nous pouvons faire, c’est inquiéter le monde.

C’est donc cela l’essence même de votre travail ?

E. J. : Mon rôle n’est pas de sensibiliser les gens parce que ce n’est pas comme ça que je le ressens, et tant mieux si d’autres artistes le font. Ce qui se produit en moi, ce que je charrie dans mon imaginaire, vient de plus loin. Si je suis fascinée par les forêts et les grottes, c’est parce qu’à leur contact, tous mes sens s’éveillent, ça me transporte. Je ne veux pas déposer ma pensée dans l’imaginaire des gens, je veux leur offrir un espace mental dans lequel ils peuvent déposer les leurs.

V. D. : Il arrive parfois qu’un scientifique se passionne pour les cochons, les moutons ou des animaux qui sont en danger, comme les chimpanzés et les éléphants. Je songe notamment à [la primatologue] Jane Goodall, qui a justement pour objectif de sensibiliser à ses découvertes dans des conférences. Et elle se dit : «Si j’arrive à mobiliser des gens autour de moi, j’ai peut-être une chance de les sauver.» Ce n’est pas du prosélytisme. Parfois, on s’attache tellement à certaines choses – les seules qui nous intéressent et dont on a besoin pour vivre – qu’on essaie de contaminer les autres. Mais cela est purement égoïste : nous demandons que notre obsession puisse continuer à exister.

Comment a émergé votre passion pour les «vivants» ?

E. J. : Dans mon enfance, j’ai vécu la relation aux animaux comme une frustration parce que je n’en avais pas. Et pour combler ce manque, je les ai incarnés dans mes jeux. Certains me fascinaient, comme les chiens et les chevaux. A l’époque, je me suis questionnée sur la différence qui était faite, notamment en philosophie, entre l’homme et l’animal, et je sentais que cette frontière ne tenait pas debout. Dans mon travail, il n’y a jamais d’animaux ni d’humains, mais je suis très sensible aux lieux qui pourraient les accueillir. Certes, c’est une vision très esthétique. Mais toutes les entrées sont bonnes pour parler d’écologie.

V. D. : C’est apparu tardivement, à l’âge de 30 ans environ. Après des études de philosophie, disons très conceptuelles, j’ai repris des études de psychologie. C’est là que je me suis découvert une passion pour l’éthologie, la science qui étudie le comportement des animaux. Pour moi, ce fut une épiphanie. Dans ces cours, on reçoit des gens de terrain qui parlent des vivants, de leur génie à inventer des vies très différentes, de la beauté qui en découle et dont je n’imaginais pas un seul instant l’existence. J’étais à la fois subjuguée et secouée. A partir de là, je me suis dit que je ne ferai plus jamais autre chose.

Pourquoi consacrer des œuvres entières aux forêts ou aux animaux ?

E. J. : La forêt me fascine. Il ne s’agit pas seulement de la forêt des contes et des légendes, ou de celle de la naissance des mondes. Pour moi, elle est synonyme de profusion. Mais on ne peut pas connaître la forêt sans l’arpenter. Connaître un espace, c’est le penser sous différents régimes et sous différentes formes. La ruine est intéressante aussi car il y a cette symbiose : on ne sait plus ce qui est de la main de l’homme et de la nature. La figure de la Gorgone m’obsède également depuis très longtemps. Que raconte-t-elle ? Elle pétrifie. C’est notre symbole à tous maintenant, puisque ce à quoi nous faisons face nous sidère. A partir de tous ces éléments, j’essaie de créer une fiction complète. Par exemple, j’ai pensé le cénotaphe de l’abbaye de Montmajour [un monument funéraire, ndlr] comme une œuvre troglodyte : on a l’impression qu’il est excavé d’un rocher mais on pourrait aussi imaginer que c’est une chimère, une production de l’esprit où poussent les rochers, les forêts, comme les idées.

V. D. : Cela me parle, je me suis intéressée à ce qu’on appelle l’écologie des idées, développée par la philosophe Isabelle Stengers. C’est la manière dont on observe une idée émerger, comment elle prolifère, avec quoi elle s’associe, de quoi elle est dépendante. J’ai connu ça pour les animaux. Pendant des dizaines d’années, on pensait qu’ils étaient très bêtes et mécaniques. Et quelque chose s’est passé : des chercheurs ont osé parler des merveilles d’ingéniosité dont ils font preuve pour se dépatouiller dans le monde tel qu’il est et tel qu’il devient.

Quelles sont vos armes pour résister au péril climatosceptique, aux fake news, à la haine et la radicalisation ?

E. J. : Quand j’étais aux Beaux-Arts, il y avait un professeur d’esthétique qui s’appelait Marcelin Pleynet. L’autre jour, je suis tombée sur une interview dans laquelle il dit qu’il faut voir le monde tel qu’il est et vivre pour autre chose. Ce n’est pas tomber dans l’aveuglement du monde qui nous entoure, mais vivre pour ce qu’on a choisi, ce qui nous anime. Beaucoup de ce que je regarde et lis a été produit dans des époques sombres. Cela n’a pas empêché les artistes de faire ce qu’ils avaient à faire.

V. D. : Spinoza disait qu’il y a les passions tristes et les passions joyeuses. Etre philosophe et écrivaine, c’est une façon de renouer avec ces passions joyeuses. Ecrire Habiter en oiseau (Actes Sud, 2019) m’a montré qu’il y avait une multiplicité des manières de manger, de mourir, mais aussi d’aimer. La curiosité n’est jamais rassasiée. Et ça, ça ouvre considérablement l’imagination, et donne de la joie. Lire m’aide aussi en cela. Tout comme me rendent la confiance ces gens qui se mobilisent dans des ZAD, aident des migrants ou créent des jardins collectifs.

Au regard du contexte d’aggravation des effets du changement climatique, de quelle façon le monde de la culture doit-il évoluer ?

E. J. : Les foires d’art contemporain se sont multipliées ces dernières années et génèrent beaucoup de déplacements des œuvres et des visiteurs. C’est un problème difficile à résoudre car si les œuvres ne voyagent plus, les formes et les idées ne voyagent plus. A-t-on le droit d’empêcher les artistes de voyager ? N’est-ce pas un risque que de seulement montrer des artistes nationaux ? N’est-ce pas encore plus terrifiant de voir des artistes normands en Normandie et des artistes belges à Bruxelles ? Je ne pense pas que ce soit un monde où l’on veut vivre. La question, c’est : comment faire pour que tout reste ouvert ? Les foires, c’est un gros problème que tous les acteurs devraient se poser mais que tout le monde ignore.

V. D. : Comme philosophe, je me dis c’est un piège tendu que de dire aux gens ainsi qu’aux artistes qu’«ils n’auraient pas dû». Je n’aime pas la morale, c’est toujours un jugement.