La France connaît depuis plusieurs années une crise économique, sociale et politique. Si l’expérimentation de projets innovants, en matière d’emploi et de transition écologique dans les régions françaises, a permis un certain renouveau en matière de politique publique, elle n’a pas permis d’initier la grande révolution nécessaire à la transformation de la société, estime Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS, titulaire de la chaire «Territoires et mutations de l’action publique» de Sciences-Po Rennes et spécialiste de la gouvernance territoriale.
«L’expérimentation des territoires», c’est quoi au juste ?
Il faut distinguer deux choses : premièrement, le droit à l’expérimentation de l’ensemble des collectivités territoriales, qui est inscrit dans la Constitution française depuis 2003. Avec l’aval du Parlement, il permet à une collectivité de déroger pendant cinq ans au cadre légal pour expérimenter une nouvelle façon de conduire une politique publique. Si l’expérience s’avère concluante, elle peut être généralisée à l’ensemble du territoire. Pour autant, ce droit-là n’est quasiment pas utilisé, car il est trop complexe et lourd à mettre en œuvre.
Deuxièmement, il y a ce qu’on appelle l’expérimentation de projets, initiée directement par les territoires eux-mêmes, qui vise à améliorer les politiques publiques, à innover sur le plan socio-économique, par exemple le chômage de longue durée ou l’accroissement des inégalités. Elle a pour ambition de créer des solutions sur mesure. C’est ce type d’expérimentation qui est aujourd’hui au cœur des territoires. Reste à voir leur diffusion, leur durabilité, et à trouver des modèles économiques autonomes sur le long terme.
Sommes-nous à l’aube d’une révolution française, celle de l’expérimentation à grande échelle ?
Il se passe beaucoup de choses dans plein de domaines : technologiques, sociaux, des nouvelles solidarités, des énergies… Mais il manque un élément clé : les libertés locales, qui sous-entendent un grand acte de décentralisation qui donnerait plus de pouvoir réglementaire aux collectivités, pour déroger plus facilement au cadre législatif. Cela permettrait plus de souplesse, pour produire à la fois de l’équité et de l’innovation.
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Mais c’est un combat quasi perdu d’avance. Tous les gouvernements ont cherché à le faire mais personne n’y arrive car nous sommes dans un pays de tradition centralisatrice, celle de la grande bureaucratie centrale qui est là pour produire de la norme, des circulaires qui corsètent la création. Elle n’aime pas que les territoires échappent à son contrôle.
Comment avancer alors ?
C’est seulement lorsque nous sommes au pied du mur qu’on finit par trouver des solutions. Regardez pendant la crise du Covid, l’inventivité des gens, des associations, sur l’aide alimentaire, la fabrication des masques… Ce qui a tenu ici, c’est la société par le bas, les acteurs. Il faut aujourd’hui concevoir l’expérimentation dans cet esprit-là. Les Etats-Unis sont l’un des pays les plus innovants et des plus décentralisés au monde.
Une crise majeure ou une alternance politique puissante, qui plaiderait pour davantage de liberté et d’autonomie de projet, serait un accélérateur. Les populismes de droite et de gauche actuels n’ont pas ce logiciel. Tout tourne autour de l’Etat. Et la «macronie» a été particulièrement décevante. Le Président est pourtant jeune, issu de la start-up nation, mais il s’est révélé jupitérien, néojacobin, initiateur des fameux plans «France Relance», oubliant ainsi la diversité des régions. Je suis donc dubitatif sur la capacité intellectuelle de nos élites à penser par le bas car ça n’est pas dans leur culture. Penser l’expérimentation, penser la différence semble difficile alors que nous sommes depuis toujours un pays pluriel et multiculturel.
Quels exemples et résultats concrets peut-on citer en matière d’expérimentation ?
L’expérimentation «Territoire zéro chômeur de longue durée» a des évaluations positives mais elle coûte très cher. Pour que ça fonctionne, il est nécessaire de prendre en compte tous les paramètres d’insertion, d’impact social, et bien entendu, le retour sur investissement. Je pense notamment au mouvement des tiers-lieux solidaires (les Grands Voisins à Paris, l’Hôtel Pasteur à Rennes, la Friche de la Belle-de-Mai à Marseille) qui permettent de créer du lien. Il y a aussi le budget participatif à Grenoble, Rennes et Paris qui flèche jusqu’à 15 % de l’investissement public sur des projets citoyens. Sans oublier, la modération fiscale ou la coopération entre PME-TPE et grands groupes en faveur du développement industriel. C’est une nouvelle façon d’organiser des bassins économiques et c’est hyperperformant. La preuve, la Vendée ou le Pays de Vitré qui l’expérimentent depuis trente ans sont des territoires industriels avec des taux de chômage très faibles. Pour autant, je ne crois pas à une expérimentation généralisée à l’échelon national. Ça, c’est une tradition à la française : ce qui est bon pour l’un est bon pour l’autre, mais dans les faits, ça se fracasse…