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Tribune

Face au dérèglement climatique, les défis des scientifiques et enseignants chercheurs

Par Lucie Marinier, professeure du Cnam, titulaire de la chaire d’ingénierie de la culture et de la création.
A l'université UnilaSalle de Rouen en 2021. (Tom Grimbert/Hans Lucas via AFP)
par Lucie Marinier, professeure du Cnam, titulaire de la chaire d’ingénierie de la culture et de la création, responsable du projet de l’école des transitions du Cnam
publié le 8 octobre 2024 à 3h22

Alimentation, consommation, sobriété énergétique… En partenariat avec le musée des Arts et Métiers, à l’occasion de l’exposition «Empreinte carbone, l’expo», retour à travers l’histoire des techniques et des innovations sur les moyens d’inventer un développement durable.

Quelle est, peut et doit être la place et l’engagement des scientifiques et des enseignants-chercheurs en faveur de la connaissance et de la lutte contre les dérèglements climatiques et écologiques ?

Cette question est aujourd’hui posée à tous les organismes de recherche et d’enseignement face à la nécessité de construire une littératie écologique - soit une aptitude à connaître comprendre et utiliser ces connaissances pour agir sur l’urgence climatique mais aussi de manière plus récente sur les autres limites planétaires (pollutions, épuisement des ressources, biodiversité). Le rapport de Jean Jouzel et Luc Abbadie de 2022 insiste ainsi sur le caractère systématique que doit comporter cette formation mais aussi sur la nécessité de mettre l’accent, par de nouveaux cadres pédagogiques, sur l’engagement des étudiants. Cet enjeu de la formation «qui met en mouvement», qui invite à développer l’esprit critique et les modalités d’action pour lutter contre ces crises, fait l’objet d’une large littérature.

Au Cnam (1) cette question comporte une dimension particulière, puisque nous nous adressons encore plus qu’ailleurs à nos apprenants, dans le cadre de la formation tout au long de la vie, en tant qu’ils et elles sont à la fois des agents économiques, salariés ou indépendants, des citoyens et des personnes privées. Or, mettre en cohérence nos connaissances et notre action dans toutes les sphères de notre vie est, encore plus que dans tout autre domaine, essentiel au changement. C’est pourquoi nous apportons beaucoup d’importance à ce que nos élèves maîtrisent les faits écologiques non contestables mais aussi à ce qu’ils aient un aperçu de la connaissance en marche, donc de la recherche.

En ce qui concerne la recherche, plusieurs questions majeures se posent à nous, en tant que chercheurs. Comment mener des recherches sur les crises socioécologiques dans une démarche holistique, particulièrement essentielle sur ces questions, en associant sciences du vivant, de l’ingénieur, humaines et sociales ? Comment mener les activités de recherches elles-mêmes de manière écoresponsable en mesurant et limitant nos impacts en émissions de gaz à effet de serre mais aussi sur la biodiversité et les ressources, quitte à devoir renoncer à certaines d’entre elles ? Quels seraient les indicateurs à définir et développer par la communauté scientifique pour inclure ces enjeux écologiques mais aussi sociaux et culturels (qualité de vie au travail, inégalités, santé, pratiques individuelles et politiques publiques…) ? Comment mener les travaux avec des moyens non seulement humains et financiers mais aussi organisationnels suffisants dans un contexte de pénurie ? Comment former l’ensemble des générations de chercheurs ? Comment appliquer un code éthique de la recherche qui tienne compte directement et à toutes les étapes des enjeux écologiques, créer des collectifs de chercheurs dès le doctorat, de la science ouverte, de la recherche citoyenne (pour la collecte de données mais aussi pour la conduite du changement), des cadres de réflexion ? Autant de questions que de nombreux établissements et collectifs universitaires se posent aujourd’hui en leur sein mais aussi avec d’autres acteurs (comme l’Académie du Climat à Paris qui accompagne la mise en place d’assemblées citoyennes des transitions dans les universités).

Surtout, une fois posés ces objectifs, comment porter le résultat de nos recherches dans la société, auprès des citoyens, des élus, des administrations ? Et que doit-on faire lorsque l’on constate que ce que nous savons et disons ne suffit pas à la prise de conscience mais surtout à la réorientation des objectifs et comportements collectifs, à l’échelle locale comme à l’échelle globale, dans et hors de l’université ?

Que doit-on faire lorsque l’on constate que nombre de nos collègues spécialistes des questions écologiques, pour simplement dire des faits scientifiquement prouvés et exposer des perspectives dont la probabilité est certaine, sont menacés sur les réseaux sociaux et que l’autocensure guette ?

Il se trouve que nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins. Partout à l’université ces questions progressent, les organisations les intègrent dans leur fonctionnement. Pour autant, jamais elles n’ont été aussi conflictuelles dans la société. La marge des enseignants-chercheurs est étroite. Face à cela rappelons simplement un principe : l’objectivité est un point éthique fondamental. Pour autant, elle ne nous condamne pas au silence et à la neutralité par rapport à des phénomènes avérés et aux conséquences certaines sur l’habitabilité de notre monde. Et nous ne sommes pas non plus condamnés à la solitude du chercheur. Finalement nous sommes des «terriens» comme les autres.

(1) Le Conservatoire national des arts et métiers a lancé une «école des transitions écologiques» du Cnam. Un dispositif souple permettant de construire une stratégie commune à tout l’établissement au travers de ses trois missions : formation, recherche et diffusion de la culture scientifique et technique.