Menu
Libération
Interview

Face aux crises climatique ou sociale, «il est nécessaire de pointer les limites du dialogue»

Transition écologique : le temps des villes et des territoiresdossier
Comment se faire entendre, s’interrogent la philosophe Virginie Maris et la géographe Aurélie Delage ?
Lors d'un épisode de chaleurs extrêmes à Lahore au Pakistan en mai. (K.M. Chaudary/AP)
publié le 11 juin 2024 à 5h03

Face aux crises, l’échange et l’écoute sont-ils des moteurs de changement ? La philosophe Virginie Maris et la géographe Aurélie Delage nuancent le pouvoir «magique» de la délibération.

Le dialogue est souvent avancé comme une solution aux difficultés de la gouvernance publique. Qu’en pensez-vous ?

Virginie Maris : Dans le contexte actuel de crise environnementale, climatique, sociale et politique, il est évident que le dialogue est important, mais il est nécessaire d’en pointer les limites pour résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Car il est parfois paré d’un caractère performatif, presque magique, alors que les espaces de dialogue ne sont pas préservés des rapports de domination et des injustices qui les rendent nécessaires. Il y a là un premier point de vigilance. Par ailleurs, la conjonction des tensions écologiques, sociales et politiques crée des injonctions contradictoires, qui limitent les vertus de la délibération. Ainsi, la volonté d’accélérer la transition énergétique peut entrer en concurrence avec des enjeux de préservation de la biodiversité ; l’ambition d’une réindustrialisation verte vient s’opposer à des objectifs de protection du territoire.

Aurélie Delage : J’ajouterai un autre point de vigilance, lié à la question de l’échelle à laquelle on dialogue. Plus les échelles d’action sont nombreuses – et c’est le cas avec le millefeuille administratif et politique actuel – plus il est difficile d’aligner les intérêts des acteurs. C’est notamment ce qui s’observe avec l’objectif Zéro Artificialisation Nette, contenu dans la loi Climat et résilience, qui suscite l’opposition de nombreux élus locaux.

Si le dialogue est mis en défaut, comment agir ?

V.M. : Aujourd’hui, des mouvements jugés radicaux visent à la protection du territoire contre des grands projets d’infrastructures à travers des manifestations mais aussi par des actions de blocage et de désarmement. Bien souvent, les personnes qui s’investissent dans ces démarches ont déjà épuisé toutes les formes de négociation : concertation, pétitions, contentieux juridiques… Dans la défense du vivant, de la biodiversité, de l’accès à l’eau ou à la terre, on voit donc émerger des prises de position à l’extérieur des espaces de dialogues institutionnels. Probablement sont-elles rendues légitimes et nécessaires par l’urgence de la situation et par la détresse ressentie par une très grande partie de la population, qui a justement l’impression qu’elle est exclue du dialogue.

A.D. : Aujourd’hui, construire des autoroutes et poursuivre l’étalement urbain fait encore partie des automatismes de pensée. Penser en dehors des schémas actuels dominants exige un effort. Dans les territoires en déclin, touchés par la décroissance démographique, par des vagues de désindustrialisation ou par le retrait des services publics, d’autres modèles sont en train de s’inventer, car «nécessité fait loi». Ces territoires délaissés sont des espaces d’opportunité et de prise de conscience, qui expérimentent comment sortir du déni et aller vers la résilience, par exemple en valorisant des éléments non-marchands, en adoptant un autre rapport au travail, en se tournant vers des démarches low-tech… Cette dimension constructive est essentielle aux conflits. Il faut distinguer le moment paroxysmique de l’opposition avec le temps d’après : comment tient-on sur la longueur, comment transforme-t-on le rêve en projet ?

V.M. : C’est la démarche des opposants au projet de l’autoroute A69, qui ont élaboré via le collectif «Une autre voie» une proposition alternative techniquement solide, fondée sur la revitalisation écologique du territoire. Sans résultat jusqu’ici. On voit que ces luttes environnementales, en France et dans le monde, créent des alliances entre des groupes divers, paysans, riverains, militants écologistes, qui auparavant se parlaient peu. C’est ainsi que de nouveaux espaces de dialogue se créent en dehors du champ institutionnel ou prévu par l’institution, pour lutter contre de grands projets qui détruisent le vivant et le vivre ensemble. C’est inédit, et c’est peut-être là que seront trouvés des mots qui ne font pas peur, pour affirmer que l’industrie induit un rapport au monde, au vivant, à la terre, qui nous a coûté trop cher et qu’il faut réinventer.