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Climat Libé Tour Bourges : tribune

Faire de l’écologie une force de réinvention artistique

En renonçant à prendre l’avion dès 2019, le compagnie Jérôme Bel a métamorphosé sa pratique artistique, en faisant circuler et adapter des pièces. Un pari radical favorable au climat autant qu’à la création collective.
«Gala», de Jérôme Bel, au festival Sommerszene de Salzbourg (Autriche), en juin 2016. ( Bernhard Müller/Compagnie Jérôme Bel)
par Rebecca Lasselin, directrice exécutive et conseillère artistique de la compagnie du chorégraphe Jérôme Bel
publié le 2 avril 2025 à 4h49

En 2018, je collabore depuis trois ans avec le chorégraphe Jérôme Bel. Tokyo, Philadelphie, Téhéran, Bangkok, Budapest et Rome sont quelques-unes de nos destinations. Cette même année sort le rapport du Giec sur les conséquences d’un réchauffement planétaire supérieur à 1,5 °C. La presse s’en fait abondamment l’écho. Et je prends conscience de l’ampleur du danger que les activités extractivistes font courir à l’existence de toutes les formes de vie sur terre. L’éco-anxiété me taraude, je m’exerce à «vivre avec le trouble», comme nous y incite la philosophe Donna Haraway.

Début 2019, Jérôme Bel prend la décision que ni lui, ni ses collaborateurs, n’utiliseront dorénavant l’avion pour leurs déplacements. Pour la compagnie, le transport aérien constitue, en effet, le premier levier d’une transition écologique, sachant que ni le décor, ni les costumes ne sont créés pour les spectacles et que plus de la moitié de nos représentations sont à l’étranger. Comment cette décision radicale, prise sous le coup de la solastalgie, est-elle devenue le moteur d’un changement en profondeur de nos pratiques ? Comment m’en suis-je saisi pour réinventer mon métier et engager la transition écologique de la compagnie comme je l’avais initiée dans la sphère privée ?

En Europe, les tournées se font désormais en train avec des étapes. Ma représentation de ce territoire change du tout au tout, je fais mienne la carte des nœuds ferroviaires, des trains de nuit, et des liaisons maritimes. La diffusion des spectacles devient indissociable d’un plaidoyer en faveur d’un virage écologique du secteur. Car c’est tout notre écosystème qui doit bifurquer. Si certains de nos partenaires sont d’abord déroutés, d’autres y voient la possibilité de renouer avec des formes vertueuses de coopération qui s’étaient érodées avec la généralisation des représentations éparses dopées par les vols low-cost.

Pour les destinations plus lointaines, plusieurs dispositifs de création ou de remontage des spectacles avec des distributions locales sont élaborés et déployés à partir de partitions et de protocoles. Notre réseau de directeurs de théâtres se double d’un large cercle d’artistes, chorégraphes et interprètes, qui s’investissent localement dans ces remontages. Plutôt que d’imposer notre propre conception du théâtre, c’est une collaboration interculturelle qui s’engage, impliquant un plus grand partage de la responsabilité artistique.

En 2021, la pièce Jérôme Bel approfondit encore ce principe de délégation. Elle prend la forme d’un monologue dans lequel le chorégraphe explique son travail en l’illustrant de vidéos d’archives. Il l’a conçue avec l’idée qu’elle pourrait être interprétée dans chaque pays par un acteur, dans sa langue et de façon autonome. Un texte, des notes et des vidéos sont transmis par la compagnie. Chaque occurrence est produite par un théâtre local. A ce jour, 40 acteurs et actrices de par le monde l’ont incarnée en 115 représentations dans 43 villes.

Cela fait maintenant six ans que nous expérimentons ces modalités alternatives de création, de production et de diffusion, avec l’aide d’une équipe vite convaincue et de partenaires engagés. L’empreinte carbone annuelle de la compagnie est passée de 54 à 1 tonne d’équivalent CO2, avec un nombre similaire de dates à l’international. Après l’électrochoc de la crise du Covid et grâce à l’action remarquable d’acteurs comme l’association Arviva, la transition écologique du secteur est en marche. De nombreux outils permettent à chacun de s’y engager selon des modalités adaptées à son activité et à ses œuvres. Au-delà du renoncement, nous pouvons faire ensemble de l’écologie une force de réinvention collective et artistique.