Vingt-quatre heures dans la vie d’une épicerie solidaire et participative implantée dans un quartier populaire de Bordeaux. Les habitants y ont construit un lieu pour manger plus sainement et plus local. C’est devenu un lieu d’échanges, témoin de la précarité alimentaire d’une partie de la population. Reportage de la terre à l’assiette.
Le jardin : «Une immense fierté»
Ce matin, au milieu des herbes hautes, Maïwen, 3 ans et demi, pivote sur elle-même et se laisse tomber à genoux dans un éclat de rire. Après avoir pris le soin de remettre ses tresses derrière les oreilles, elle plonge ses mains dans la terre à la recherche d’un ver de terre. Sans succès. Pas décontenancée pour un sou, elle s’essuie les mains sur son tee-shirt rose et cueille une fleur jaune pour la sentir. Un large sourire se dessine sur son visage. «C’est la première fois que je l’emmène ici. Elle est heureuse car chez elle, il n’y a pas de jardin», observe, attendrie, sa grand-mère en désignant les barres d’immeubles qui entourent la parcelle. Comme chaque samedi, Victorine, 65 ans, offre quelques heures de son temps pour aider à l’entretien du jardin partagé et participatif du Grand Parc, un quartier prioritaire, situé au nord de Bordeaux. En ce jour de printemps, le groupe qui l’accompagne a la mission de planter des petits pois et des haricots. Bientôt, ce sera au tour des tomates, aromates, melons, pastèques… La récolte atterrira sur les étals de l’épicerie solidaire et participative Epi c’Tout, portée par l’association Local’Attitude, à seulement quelques minutes à pied.
Un circuit court du jardin à l’assiette en plein cœur de la cité bordelaise. «Planter ses propres fruits et légumes au pied des immeubles, les voir pousser puis les manger, c’est une immense fierté. Dans ces moments, j’admire encore plus les agriculteurs. On prend conscience de la difficulté et de l’importance de leur travail», note la retraitée. «C’est très gratifiant de se dire qu’on peut nous aussi, à notre échelle, aider les gens du quartier à se nourrir», abonde Souleymane, 26 ans, affairé à semer des graines. «Ça marche tellement bien que je n’ai pas encore eu l’occasion de goûter ce que j’ai mis en terre. Tout part trop vite», renchérit Jérémy, 39 ans, heureux d’avoir trouvé une occasion de quitter son appartement pour travailler la terre au grand air.
Développer des espaces dédiés à l’agriculture urbaine selon les méthodes de l’agroécologie, l’idée est loin d’être neuve. Quantité de projets continuent d’essaimer partout en France avec, en filigrane, cette volonté de rendre l’alimentation plus saine et accessible à tous. Pourtant, leur concrétisation relève encore trop souvent du parcours du combattant. A Grand Parc, il a ainsi fallu des années à l’association Local’Attitude, créée en 2016, avant de pouvoir exploiter un terrain dans le quartier. «Ça a été un mille-feuille administratif, que ce soit pour l’attribution d’un local ou d’une parcelle, sa délimitation… A cela se sont ajoutés un changement de mandature et le Covid. Faire un jardin en ville pour nourrir les gens, c’est éminemment politique», avance Nicolas Perrat, en charge du fonctionnement quotidien de l’épicerie.
L’épicerie : «Une alternative plus digne»
«Il a fallu de la ténacité et de la résilience pour nous structurer. Mais on n’a rien lâché car la demande était là», résume Olivier Loubradou, coadministrateur de l’association et résident du quartier. Les quelques jardins présents à la ronde avaient des listes d’attente longue comme le bras assure le duo. A cela, s’est ajouté un constat de précarité grandissante dans cette zone d’environ 60 hectares où résident près de 11 000 habitants répartis dans plus de 4 000 logements. «Pour de nombreux foyers en situation de précarité, l’alimentation reste une variable d’ajustement, complète-t-il. Face au coût de la vie, certains n’ont pas d’autre choix que de se priver, de manger moins bien ou en plus petite quantité. Nous avons voulu leur offrir une alternative plus digne.» Parmi les 600 adhérents que compte l’asso, une centaine bénéficie d’une aide alimentaire qui leur permet de faire des achats à moitié prix. Local’Attitude fait également partie des lieux conventionnés par la Sécurité sociale de l’alimentation dans le département. «Un partenariat qui a considérablement augmenté notre visibilité», se félicite Olivier.
Lors de sa création, l’association a fait le choix d’ouvrir son épicerie à tous les publics, sans condition de ressources, dans un lieu stratégique à la frontière entre Grand Parc et le très chic quartier des Chartrons. Une façon de ne pas stigmatiser davantage les personnes précaires. «C’est à double tranchant. Cela nous a obligés à être un peu schizo dans notre approche : des habitants nous ont taxés de bobos bordelais, d’autres ont passé leur chemin persuadés qu’on ne s’adressait qu’aux personnes les plus pauvres. Le bouche à oreille nous a permis en partie de rectifier le tir mais l’idée est tenace, nous continuons d’en souffrir», analyse Olivier Loubradou. Coconstruit par les habitants du nord de Bordeaux, le réseau de solidarité alimentaire a malgré tout réussi à fédérer 117 bénévoles.
Les bénévoles : «Ça m’a réconcilliée avec le vert»
Fèves, blettes, mélisse… C’est la fin de l’après-midi et, au milieu des rayonnages, Rachida et Abdallah, un couple de bénévoles s’applique à gérer l’approvisionnement et mettre en valeur la récolte du jardin. «Le goût de ces légumes, c’est quelque chose ! Rien à voir avec ce que vous trouvez dans les hypermarchés, ça m’a réconciliée avec le vert», affirme une cliente en glissant des fèves dans son panier en osier. «On a aussi prévu de faire découvrir aux habitants l’amarante, l’okra ou l’oseille sanguine. Une façon de démontrer que même en mangeant local, en zone urbaine, on peut diversifier son assiette», détaille Nina Chaussade, salariée et responsable du jardin. «C’est chouette, car lorsqu’on tend l’oreille, il n’est pas rare de tomber sur un échange de recettes entre deux clients. Comme cette fois où j’ai entendu l’un d’entre eux conseiller à un autre de mettre de la rhubarbe dans sa poêlée de légumes. Ou celui qui ne cuisinait pas mais qui a expliqué commencer à s’y intéresser en venant nous voir. Je me dis qu’on a réussi à créer une petite dynamique dans le quartier», se réjouit Nicolas Perrat. Afin de proposer des prix «qui ne rebutent pas trop» les habitants, Local’Attitude assume de compléter sa sélection avec des produits issus de l’agriculture conventionnelle. Pour la viande, les produits laitiers, les céréales en vrac ou les produits du quotidien, l’équipe tente au maximum de chercher des références locales. «On fait au mieux, pour ne pas se couper d’une bonne partie de nos adhérents», justifie Nicolas qui précise que l’association a un budget d’environ 250 000 euros pour l’année, dont la moitié provient de subventions publiques.
Dans les coulisses de l’aventure d’une épicerie solidaire et d’un jardin participatif se cache aussi une multitude de petits tracas du quotidien. Des problématiques souvent propres à l’espace urbain qui obligent l’équipe de l’épicerie et les bénévoles à rivaliser d’ingéniosité. Avec la qualité de la terre en premier lieu. Avant de planter au Grand Parc, le terrain a ainsi dû être décaissé sur 60 cm, une étape nécessaire pour dépolluer les sols. «Un gros chantier» complété par l’amendement de la terre. L’approvisionnement en eau a été un autre casse-tête, «complexifié par l’interdiction de placer des récupérateurs d’eau de pluie pour éviter la prolifération de moustiques en ville», se désolent Nina, Olivier et Nicolas. «On se branche sur le réseau public pour arroser les fruits et les légumes mais on reste très dépendants de l’ouverture des vannes par les collectivités. Elles sont coupées l’hiver pour éviter le gel des tuyaux», explique Nina. S’ajoute la prolifération des rats dans les cultures et les vols intempestifs. «On est dans une phase où on essaie de trouver un moyen de cohabiter avec les rongeurs pour ne pas utiliser de produits chimiques, poursuit Nina. C’est très compliqué à gérer. Mais j’ai vu un reportage dans lequel les animateurs conseillent de planter des lauriers pour les éloigner. Affaire à suivre...»
Ce qui a été le plus difficile finalement, c’est la dégradation des pieds et les vols des récoltes – le «glanage intempestif» comme résume joliment Olivier. «On essaie de faire de la pédagogie pour limiter la casse. Quitte à dire à dire aux voleurs : “si vous volez, faites-le bien, sans casser”», plaisante à moitié Nina. La collectivité a été plus radicale : les petites barrières en bois ont été remplacées par des grands grillages fermés par des cadenas. «C’est dommage», souffle un bénévole.
Les consommateurs : «Beaucoup plus équilibré»
Rachida et Abdallah rendent le tablier, la journée est finie. Leur panier est rempli de victuailles. Ce soir, avec leur fille de 13 ans, ils ont prévu de se faire une poêlée avec les blettes et les fèves du jardin partagé. «On mange beaucoup plus équilibré depuis qu’on vient tous les deux ici», remarque Rachida. Le couple a développé un tel attachement au lieu que même lorsqu’ils ont déménagé en 2024 à une dizaine de kilomètres, ils ont tenu à garder leur rituel. Deux tramways, un bus. Le trajet d’une heure ne les a pas convaincus de tout arrêter. «C’est un peu un lieu à part», glissent-ils. « Ces six derniers mois on a constaté une explosion du nombre de personnes en situation de précarité. Beaucoup de retraités, décrit Nicolas Perrat. On est d’autant plus convaincus de l’intérêt de notre mission.»