Le constat est alarmant. L’enquête « Derrière les écrans » menée, fin 2024, par l’Unesco auprès de 500 influenceurs dans 45 pays, en collaboration avec des chercheurs américains, révélait déjà une réalité troublante : 62% des créateurs de contenus numériques ne vérifient jamais leurs sources avant publication. Encore plus récemment, une étude conduite par Quota Climat et deux autres ONG, avec l’aide de l’intelligence artificielle, a analysé systématiquement les émissions des 18 principales chaînes de télévision et de radio françaises. Le résultat ? En moyenne dix cas de désinformation climatique détectés chaque semaine depuis le début de l’année, totalisant 128 occurrences en seulement trois mois dans les médias audiovisuels.
Cette convergence préoccupante témoigne d’une transformation profonde de notre paysage informationnel. Comment naviguer dans cet océan de données où le vrai et le faux se confondent ? À qui faire confiance ? Thomas Huchon, journaliste d’investigation a fait de la traque des manipulations de l’information son combat quotidien ; et Vinz Kanté, ancien animateur radio reconverti en influenceur – 55 000 abonnés sur Instagram et 140 000 sur YouTube – avec son média en ligne Limit qui vulgarise les enjeux climatiques reviennent sur ce qu’ils nomment «l’algocratie» : une nouvelle gouvernance invisible où les algorithmes déterminent insidieusement notre rapport à la réalité.
Dans votre livre Résister aux fake news (First Editions), vous explorez les mécanismes de la désinformation. Quelles sont selon vous les théories climatosceptiques les plus dangereuses aujourd’hui ?
Thomas Huchon : La plus pernicieuse consiste à présenter le réchauffement climatique comme une construction des partis écologistes visant à manipuler l’opinion publique. Cette théorie nie soit l’existence même du réchauffement, soit l’impact humain sur ce phénomène. Un fait notable est l’émergence, depuis la fin de la crise du Covid, d’une nouvelle catégorie d’adhérents aux thèses négationnistes sur le climat. Il s’agit souvent des mêmes individus qui s’opposaient au pass sanitaire et à la vaccination. Leur motivation principale n‘est pas tant la conviction intellectuelle que le refus de modifier leur mode de vie. Cette posture du «touche pas à mon mode de vie» se traduit par une résistance à toute remise en question des habitudes de consommation.
Face à cette banalisation de la désinformation climatique, comment un journaliste peut-il encore faire entendre la voix de la science ?
T.H : C’est un défi colossal mais vital. Nous sommes confrontés à une jungle informationnelle où des sources trompeuses se parent des attributs de la crédibilité. Le problème n‘est pas seulement la multiplication des émetteurs, mais leur capacité à imiter les codes de la fiabilité sans en respecter l’éthique. Sur la question climatique, nous faisons face à une campagne de désinformation orchestrée depuis quatre décennies par les industries pétrolière et automobile. D’ailleurs, 90 % des fake news sur le climat émanent directement de think tanks financés par ces mêmes industries. Journalistes et influenceurs se retrouvent donc pris en étau entre la rigueur scientifique et la puissance d’intérêts économiques colossaux.
Ce qui semble favoriser cette désinformation, c’est justement le fonctionnement même des plateformes numériques et leurs algorithmes. Comme influenceur, comment analysez-vous ce phénomène ?
Vinz Kanté : Les algorithmes sont extrêmement sensibles aux interactions immédiates – clics, temps passé, engagement – et cette mécanique invisiblement puissante est inquiétante pour des sujets comme l’écologie. Ce qui m’effraie vraiment pour l’avenir, c’est la marginalisation algorithmique progressive des contenus écologiques. Nous sommes déjà enfermés dans des bulles informationnelles où nos vidéos ne sont suggérées qu’à des personnes déjà sensibilisées à ces questions. Pour éviter cette prison numérique, nous sommes contraints de «pirater» l’algorithme avec des stratégies de contournement : créer des miniatures accrocheuses, titrer sur «le grand complot climatique» pour attirer l’attention, puis révéler que le véritable complot est celui des industries fossiles. C’est un jeu d’échecs permanent contre un système qui favorise ce qui divise et polarise.
T.H. : Exactement, et c’est précisément ce qui m’a fait évoluer dans ma réflexion. J’ai longtemps considéré que mon principal adversaire était le phénomène complotiste, avant de comprendre que la véritable problématique réside dans les plateformes elles-mêmes et leurs mécanismes de diffusion. L’impossibilité d’objectiver scientifiquement ces phénomènes algorithmiques justifie mon plaidoyer constant pour la transparence des algorithmes. Le défi fondamental de notre espace numérique contemporain n‘est autre que la dictature algorithmique qui favorise une forme de technofascisme informationnel.
V.K. : Pour appuyer ce que dit Thomas, l’influence algorithmique a pu être mesurée empiriquement sur la plateforme X (ex-Twitter) grâce aux travaux de David Chavalarias, qui a démontré la survalorisation systématique des contenus d’extrême droite et des discours xénophobes. Un constat révélateur émerge des études récentes : les pays où le climatoscepticisme est le plus répandu correspondent précisément aux nations productrices d’énergies fossiles (Australie, Pologne, Emirats, Russie, Etats-Unis, Belgique). Cette corrélation suggère l’existence d’un terreau de désinformation entretenu par des intérêts économiques et politiques.
Vous dites avoir personnellement observé cette marginalisation algorithmique dans vos propres publications...
V.K. : Absolument. Et c’est là que la réalité rejoint la théorie. L’observation empirique est frappante : mes stories sur des sujets quelconques génèrent entre 5 000 et 10 000 vues, tandis que celles abordant l’écologie plafonnent systématiquement entre 200 et 500 vues. Je ne sais si c’est un hasard ou la manifestation concrète de ce phénomène algorithmique.
Justement, à l’opposé de ce «touche pas à mon mode de vie», Vinz, vous avez radicalement transformé le vôtre, passant d’animateur radio populaire à militant écologiste. Qu’est-ce qui a déclenché cette métamorphose ?
V.K. : Le confinement a joué un rôle de révélateur. Face à une menace tangible, notre société a démontré sa capacité à transformer radicalement ses fondements –économie ralentie, modes de vie réinventés. Cette parenthèse m’a conduit à une prise de conscience : si nous pouvions modifier notre système pour une crise sanitaire, pourquoi pas pour l’urgence climatique ? Ce qui m’a conduit à créer un média traduisant ces enjeux complexes dans un langage accessible, en ciblant ceux qui, comme moi autrefois, restaient indifférents à ces questions.
Vous misez sur l’humour et un ton décalé pour aborder des sujets scientifiques complexes. Cette approche n‘est-elle pas en contradiction avec la rigueur nécessaire aux enjeux climatiques où l’expertise est survalorisée ?
V.K. : Cette tension est inévitable puisque l’acte même de vulgarisation implique une simplification qui altère partiellement la vérité scientifique. Nos vidéos sont systématiquement vérifiées par des chercheurs comme le climatologue Christophe Cassou qui consacre parfois des journées entières à l’analyse de nos textes. Malgré ces simplifications, notre objectif reste de permettre au grand public de comprendre les mécanismes scientifiques fondamentaux.
T.H. : Je rencontre aussi cette difficulté. La lutte contre les fake news est comparable à celle contre le dopage : pendant que les instances de validation scientifique établissent les faits, la désinformation a déjà gagné trois batailles. Nous faisons face à une asymétrie où les mensonges prennent l’ascenseur tandis que la vérité emprunte l’escalier.
Quelles évolutions vous sembleraient alors indispensables ?
V.K. : La formation constitue le prérequis fondamental pour tout influenceur aujourd’hui. Ayant travaillé dans le secteur de l’influence pour des marques comme Mercedes ou Samsung, je suis capable de reconnaître les formes de greenwashing. Il faut examiner chaque proposition de partenariat. Le problème réside dans le fait que de nombreux influenceurs sont exclusivement motivés par la rémunération, intégrés dans un système où les métriques d’engagement constituent la priorité absolue. Je suis convaincu qu’au-delà d’un certain seuil d’audience (10 000 abonnés), une formation obligatoire devrait être instituée. Un pouvoir d’influence accru implique des responsabilités proportionnelles.
T.H. : Cette initiative me paraît non seulement pertinente mais absolument nécessaire. Dans un écosystème informationnel où chacun peut consommer, diffuser et produire librement du contenu, l’exonération d’une formation minimale à l’esprit critique devient intenable. Un point crucial cependant : cette exigence doit émaner des influenceurs eux-mêmes pour être légitime et efficace. Si elle provient d’acteurs médiatiques traditionnels comme moi, elle sera perçue comme condescendante et rejetée par principe. Mon aspiration serait que la communauté des influenceurs évolue vers des modèles plus responsables et rigoureux, à l’image d’Hugo Décrypte plutôt que de figures centrées sur le divertissement pur.
Vos analyses sur l’algocratie et la technocratie dressent un tableau plutôt pessimiste. Quels conseils pour échapper à ces bulles informationnelles ?
V.K. : Il est essentiel de maintenir une distance critique face aux contenus circulant sur les réseaux sociaux. Rien ne remplace les interactions authentiques : discussions entre amis, moments de partage, promenades dans la nature. Ces expériences nous reconnectent à la réalité tangible. Les algorithmes sont conçus pour maximiser notre temps d’attention via des gratifications immédiates, nous transformant en «cerveaux disponibles» pour l’exposition publicitaire. La résistance individuelle est cruciale : une fausse information qui confirme nos biais préexistants procure une satisfaction immédiate contre laquelle nous devons activement lutter.
T.H. : J’ajouterais trois stratégies complémentaires : premièrement, diversifier systématiquement ses sources d’information, en alternant entre journaux, livres, conférences et publications scientifiques. Deuxièmement, cultiver une méfiance constructive envers nos propres biais cognitifs, particulièrement vis-à-vis des informations qui confortent trop facilement nos convictions préétablies. Enfin, reconnaître que si nous sommes à l’origine du problème par notre réceptivité aux fake news, nous constituons également, par notre vigilance critique, le fondement de la solution.