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Festivals écolos : vers une nouvelle ère de fête

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Printemps de Bourges, We Love Green, le Cabaret vert… Le réchauffement climatique pose une question existentielle aux grands événements culturels, contraints de repenser leur modèle pour limiter la pollution et préserver le vivant.
Le groupe Shaka Ponk, ici au Printemps de Bourges le 25 avril 2024, a depuis mis fin à ses tournées pour des raisons écologistes. (Sandrine Marty/Hans Lucas)
publié le 31 mars 2025 à 10h04

«Le meilleur événement culturel est celui qui n’existe pas.» La sentence radicale de Francis Talin, ancien responsable au parc national des Calanques de Marseille, résume le paradoxe auquel se heurtent les festivals : comment incarner la vitalité culturelle tout en limitant leur impact sur le monde vivant ? De Bourges à Paris, d’Avignon à Morlaix, les grands rendez-vous culturels se retrouvent pris au piège d’un modèle économique obsolète, sommés d’être plus sobres tout en restant spectaculaires, plus accessibles tout en réduisant leur ampleur.

Face à cette contradiction, les événements culturels repensent leur modèle. Après s’être longtemps concentrés sur le simple bilan carbone, ils interrogent désormais leur incidence sur le vivant et la biodiversité. Une évolution nécessaire mais tardive, reconnaît Boris Vedel, directeur du Printemps de Bourges : «Cette réflexion est apparue bien après les questionnements sur l’énergie, le traitement des déchets ou la mobilité des publics.» L’an dernier, son équipe a détecté la présence de hérons cendrés sur une partie naturelle du site du festival. Une étude, menée conjointement avec le directeur du Muséum d’histoire naturelle de la ville, a alors été lancée pour évaluer sur le temps long les répercussions, notamment lumineuses, du festival sur la faune locale. Cette démarche, encore balbutiante, se heurte pourtant aux fondements mêmes du modèle économique de ces événements.

«Le modèle global n’est pas pérenne»

«Les festivals culturels s’inscrivent dans une économie de l’attention qui joue sur l’“événementialisation” : des têtes d’affiche, programmées sur un maximum de dates, pour faire un maximum de vues sur les réseaux sociaux», déplore Camille Pène, écoconseillère indépendante. Les financeurs publics ont certes introduit des critères d’évaluation qui prennent en compte la soutenabilité, «mais sans modifier ces indicateurs de volume et de chiffre». Réduire les coûts tout en étant «beaucoup et partout» : une injonction contradictoire qui place le secteur en perpétuel tiraillement. «Il y a une difficulté à admettre que ce modèle global n’est pas pérenne, complète Solweig Barbier, déléguée générale de l’association Arviva, qui réfléchit aux enjeux liés au dérèglement climatique dans le spectacle vivant. Mais comment prendre du recul quand les équipes, déjà pressurisées, sont biberonnées aux attentes de rentabilité ?»

Or, plus l’événement est gros, plus son impact est décuplé. Dans son rapport «Décarbonons la culture !» de 2021, publié en pleine pandémie, le think tank The Shift Project est catégorique : «Mieux vaut organiser dix événements tout au long de l’année rassemblant 28 000 personnes à chaque fois qu’un seul événement de 280 000 personnes sur quelques jours.» Dans ce contexte, la désignation de Bourges comme capitale européenne de la culture en 2028, est éclairante : c’est avec le slogan a priori peu attractif de «Bourges, ville moyenne» que s’ouvrait son dossier de candidature. La ville enclavée du Cher, dans l’ancienne province historique du Berry – qui fut un épicentre du mouvement des Gilets jaunes en 2019 – cherche à se revitaliser.

«Fusion entre l’art et l’environnement»

«Le projet artistique présenté accorde une place conséquente à la question du rapport au vivant, développe Hermann Lugan, qui travaille sur la stratégie écologique de Bourges 2028. Ce vœu de “symbioscène”, sorte de fusion entre l’art et l’environnement, est la première étape d’un nouveau récit, qui privilégie d’autres liens à la nature.» Certes, une capitale européenne de la culture ne répond pas aux mêmes impératifs de rentabilité que les festivals mastodontes. Mais faut-il pour autant la relocaliser tous les quatre ans ? Hermann Lugan se défend : «Construire des moments communs passe nécessairement par l’idée de rendez-vous, et pas toujours au même endroit. Au vu de la crise du vivant et des défis internationaux qui nous attendent, réactualiser ce projet citoyen et solidaire semble plus utile que jamais…» Mais il l’admet aussi : c’est moins la biodiversité que la stratégie de décarbonation qui a distingué la candidature de Bourges. «C’est sans doute la première fois qu’une capitale européenne de la culture introduit l’idée d’un budget carbone à ne pas dépasser, notamment en proposant de réactiver l’offre de trains de nuit transfrontaliers», avance-t-il.

Ces dernières années, de nombreux événements culturels ont calculé leur bilan carbone, plus facile à mesurer que l’incidence sur les écosystèmes. Le cadre réglementaire est aussi devenu plus contraignant, grâce à la loi Agec en 2020 (pour «antigaspillage pour une économie circulaire») ou l’interdiction du plastique à usage unique l’année suivante. A chaque équipe de décider où concentrer ses efforts : gestion des déchets, alimentation, utilisation de matériaux recyclés… Dans le secteur, on y croit : les festivals culturels peuvent être des laboratoires de nouveaux usages.

«Faire alliance»

La protection de la biodiversité nécessite néanmoins un traitement au cas par cas car les rares études effectuées localement sont difficilement transposables ailleurs. «Et le sujet mobilise des compétences que n’ont pas forcément les porteurs de projets», rappelle Solweig Barbier. Des initiatives commencent toutefois à émerger. En réponse aux alertes de riverains et d’associations écologistes, le festival We Love Green, à Paris, a ainsi fait appel en 2021 à différents spécialistes pour réaliser une étude d’incidence inédite sur la biodiversité du bois de Vincennes, analysant sols, flore, oiseaux, chauve-souris. Selon Timothée Quellard, fondateur du cabinet Ekodev, en charge de l’étude, les résultats permettent de «déconstruire certains préjugés», même si la recherche gagnerait à être approfondie. «Contrairement à ce qu’on a pu entendre, le festival ne menace pas la reproduction des mésanges, dont les premières couvées ont lieu avant qu’il débute. Et si les pipistrelles communes décalent légèrement leurs périodes de chasse, c’est pour une durée assez courte et sans impact sur leur survie», se défend-il.

Dans les Ardennes, le festival du Cabaret Vert de Charleville-Mézières a quant à lui misé sur la transition énergétique. «Des panneaux photovoltaïques ont été posés sur le toit du site, une ancienne usine en bord de Meuse, et un circuit d’électrification interne vise à se substituer aux groupes électrogènes», détaille Jean Perrissin, écoconseiller qui accompagne le festival. Côté alimentation, plusieurs événements proposent des stands végétariens, We Love Green ayant été l’un des précurseurs. Mais pour beaucoup, l’enjeu principal demeure les mobilités. «Le sujet ne dépend pas de nous, mais des autorités [qui en ont la charge] : la régie des transports, la SNCF, les opérateurs privés, les agglomérations, pose Eve Lombart, administratrice du festival d’Avignon. Qu’elles prennent la décision d’étendre les horaires des TER en soirée le temps du festival. Elle était sur la table depuis des années, et n’est entrée en vigueur qu’à la dernière édition !» Difficile d’exercer une influence sur l’ensemble des maillons de la chaîne. Hermann Lugan insiste sur la nécessité de «faire alliance», car «pour Bourges 2028, un comité d’organisation seul face aux instances locales n’aurait aucun sens». Il envisage notamment des collaborations avec le secteur agricole, dans une région où domine l’agriculture intensive.

«Des zones à risque et à protéger»

Le manque d’espaces de concertation et d’évaluation collectives constitue un autre obstacle. Véronique Fermé, fondatrice du Collectif des festivals écoresponsables et solidaires en région Sud, qui rassemble 47 structures, soit quatre fois plus qu’à sa création il y a dix ans, est formelle : «Une réelle transition ne pourra se faire qu’en mutualisant les cerveaux et les moyens.» Une transversalité d’autant plus cruciale que les festivals doivent simultanément réduire leur empreinte carbone et s’adapter aux effets déjà tangibles du changement climatique. «La carte d’augmentation des températures coïncide souvent parfaitement avec celle de l’implantation des festivals. Ce sont à la fois des zones à risque et des zones à protéger !» plaide Hermine Pélissié du Rausas, directrice du pôle transition écologique d’Ekhoscènes, un syndicat du spectacle vivant privé. Dans un contexte de stress hydrique régulier, la gestion de l’eau se pose avec acuité. A Avignon, les épisodes de canicule au moment du montage et du démontage de l’édition 2019 ont marqué les esprits.

Face à ces défis, certains événements optent pour une décroissance assumée. A Morlaix (Finistère), le festival Panoramas a radicalement réduit sa voilure, passant de 13 000 à 4 000 festivaliers par soir. «On ne parvenait pas à mettre en place le développement durable souhaité, notamment au niveau de la restauration locale, qui peinait à proposer une offre à la hauteur du nombre», explique son directeur, Eddy Pierres. Si privilégier des lieux plus nombreux mais plus petits et centraux semble être une solution prometteuse, Véronique Fermé appelle à la vigilance : «Attention à ne pas pénaliser les ruraux, en avantageant des formes urbaines accessibles en transports en commun.»

Jusqu’où pousser la logique du «downsizing» ? Dans le parc national des Calanques, Francis Talin a refusé toutes les demandes qui lui ont été faites. «Le pétitionnaire doit prouver qu’il n’a pas d’incidence sur le territoire, ce qui est impossible, affirme-t-il. Les porteurs de projets souhaitent se délocaliser dans la nature pour ne plus subir les plaintes des riverains, mais pourquoi serait-il plus tolérable de déranger les non-humains ?» Le spécialiste conçoit que certains modèles soient envisageables «sur une zone rurale agricole», mais les parcs nationaux, comme «les îles du Frioul, réservoir de biodiversité depuis 8 000 ans où nichent par exemple des familles de puffins, cousins des albatros», méritent une protection intégrale. Tout au plus y tolérerait-il «des lectures de poésie». Et encore.