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Enquête

Fête des Lumières : vingt-cinq ans sous les projecteurs

Festivals de l'étédossier
L’événement lyonnais convoque des installations marquantes des précédentes éditions au côté d’œuvres inédites et introspectives. De quoi raviver les mémoires, et engranger de nouveaux souvenirs collectifs.
«Dimensions of light» de Javier Riera.
publié le 4 décembre 2024 à 18h55

La nuit, il suffit de lever les yeux vers le ciel pour admirer les lumières du passé. «Les étoiles nous offrent un voyage dans le temps», rappelle l’artiste espagnol Javier Riera, dont les projections géométriques ont illuminé les paysages nocturnes de Sidney, Shenzhen ou Bilbao. Pour la 25e fête des Lumières de Lyon, cet adepte de land art, anciennement peintre, présente sur le plateau du théâtre des Célestins une installation baptisée Dimensions of Light, faite de lignes et de motifs inspirés de séries mathématiques (nombres d’or ou suites de Fibonacci), et projetés sur une série de tulles quasi transparents qui prennent la place du traditionnel rideau de scène.

Ces multiples couches visent un effet de profondeur : on songe à un tunnel temporel, à un trou de ver qui convoquerait les milliers de représentations et les innombrables émotions humaines ayant habité le théâtre, tout au long des siècles. «Il s’agit d’ouvrir la perception au-delà du visible, explique Javier Riera. Comme souvent dans mes travaux, j’essaie de créer un état méditatif chez le spectateur, entre le calme et la stupéfaction.»

«Grâce à la lumière, on est subjugué»

Le plasticien, dont les œuvres sont aussi exposées dans de grands musées et centres d’art espagnols, dit «peindre avec la lumière». Il ne sera pas le seul, à Lyon, à se saisir de cet élément intangible, «à la fois matière et énergie», pour tenter de traverser le temps. A l’occasion de son quart de siècle, le rendez-vous jette un coup d’œil dans le rétro. Qu’est-ce qui a plu, lors de son lancement, en 2000 ? Qu’est-ce qui a émerveillé les gens, au point de marquer les mémoires ? Julien Pavillard, le directeur artistique de l’événement, a souhaité cette année raviver les souvenirs des visiteurs de Lyon ou d’ailleurs, en invitant six créateurs à revenir présenter leur projet ayant fait date lors de précédentes éditions, au côté de 26 propositions plus récentes et parfois inédites. Une manière de faire histoire, en inscrivant l’événement de quatre jours sur le temps long, et en démontrant qu’une installation lumineuse éphémère peut aussi relever d’un patrimoine commun. «En s’autorisant des technologies anciennes, low-tech, parfois dépassées, on prend le contre-pied de la course à l’intelligence artificielle. On émancipe les arts lumineux de la technique», défend Julien Pavillard.

A la fontaine des Jacobins, dans le IIe arrondissement lyonnais, l’artiste Patrice Warrener, figure historique des illuminations architecturales, présente ainsi sa création de l’édition 2000 qui avait marqué les esprits (avec toutefois «une dizaine de déclinaisons, pour ne pas s’ennuyer», précise-t-il). La sculpture de marbre blanc du XIXe siècle verra donc une nouvelle fois ses détails «peints» de vert, d’orange, de rose ou de turquoise, comme pour mieux les révéler aux passants. Cette proposition féerique doit beaucoup au chromolithe, technique que Patrice Warrener développe depuis près de trente ans (il compte à son actif une centaine d’installations à travers le monde), et qui consiste à coloriser en photon les façades de bâtiments. «Cela permet de mettre la couleur exactement où l’on veut. C’est toute une histoire, toute une aventure, commencée à la fin des années 80», savoure Patrice Warrener, qui n’aurait jamais pensé présenter en 2024 ce projet du tournant du siècle. «Souvent, on voit la ville sans la regarder vraiment. Mais la lumière marque les mémoires : grâce à elle, on est subjugué, on redécouvre les lieux, on observe des détails sur lesquels on ne s’était jamais vraiment arrêté.» Capturer le regard pour donner à voir la ville autrement : l’idée n’est pas inédite, mais Patrice Warrener la met en œuvre de façon efficace. «J’ai pris du temps pour apprendre les gammes, mais aujourd’hui je joue avec la lumière, avec des notes de couleur.»

Autre œuvre «vintage» programmée cette année : I Love Lyon, déjà présentée en 2006, conçue par l’architecte et scénographe lyonnais Jacques Rival, un habitué de la fête des Lumières. Comme il y a près de vingt ans, l’artiste transforme l’emblématique statue équestre de Louis XIV, plantée sur un piédestal au centre de la place Bellecour, en une boule à neige aux teintes rouges et magenta. Un clin d’œil amusé aux goodies kitsch ? Une mise en abîme des excès et caricatures touristiques, qui tendent à mettre sous cloche le patrimoine ? Pour Jacques Rival, l’œuvre permet surtout de connecter l’histoire, à travers cette sculpture en bronze austère et charismatique, au temps réel de l’événement. Autrement dit, de conjuguer la mémoire au présent – la première fonction du snowdome étant celle du souvenir. «C’est réjouissant de pouvoir jouer avec le passé et le temps réel, à la fois sur un même site et au même moment. Deux temps se confrontent, ça crée un impact, ça matche», explique l’artiste.

Très photogénique, un brin nostalgique, I Love Lyon s’inscrit dans l’héritage suranné du logo I ♥ NY de Milton Glaser, immortalisé par des millions de touristes. L’œuvre séduit aussi par son jeu d’échelle : une petite boule à neige tenant dans la main devient une installation gigantesque, à la vue de tous. Le Lyonnais, qui a admiré, enfant, les vitrines des commerçants et les lumignons aux fenêtres («décembre, pour moi, c’était la fête des Lumières»), est porté par le désir de recréer cet émerveillement de l’enfance. D’où ce travail de contraste qui explose au détour d’une balade urbaine : les couleurs acidulées et l’esthétique pop tranchent avec la solennité d’une place en nuances de gris. «C’est une bulle de lumière sur la rétine ; les yeux brillent.»

Superposition de temporalités

Cette volonté de créer du spectaculaire ne serait pas démentie par les membres du collectif Scale, qui assument être «plus attachés à la forme qu’au fond». Ils n’en rougissent pas, leur quête est celle du sensationnel, du sourire. «On cherche à procurer des émotions et des sensations», explique Joachim Olaya, membre du collectif. Après l’installation de leur projet Flux, les visiteurs trouveront sans doute la place des Célestins bien changée, métamorphosée par une centaine de barres de LED motorisées et commandées en temps réel, dessinant une «forme mutante et modulaire, oscillant entre vagues poétiques et ondulations frénétiques». Encore une fois, il s’agit de voir un espace du quotidien sous un autre angle, et de créer une superposition de souvenirs, de temporalités donc, en un même lieu. Créé au festival Constellations de Metz, Flux sera présenté à Lyon sous un format augmenté. «Mais on essaie de masquer la technique le plus possible : elle est au service de l’émotion», insiste Joachim Olaya. Exemple avec la robotisation des LED, qui devrait se faire totalement oublier.

«Bidouilleur avant tout», plus proche de la scène que des arts plastiques, le collectif compte des profils divers (designers, techniciens, développeurs, musiciens…), et construit ses installations de A à Z, depuis la programmation informatique jusqu’à l’impression 3D. Pour Joachim Olaya, la force de la lumière est dans son impact physique, moteur d’émotions. «On essaie de revenir à l’émission de la lumière au sens primitif, sans aller chercher la facilité narrative permise par la vidéo ou par le texte.» Le son, par contre, aura toute sa place : Flux entend bien rendre visible cet éternel invisible. Et si l’univers de Scale puise dans l’électro, pour la fête des Lumières, le parti pris sera celui de l’accessibilité, avec «une musique qui capte aussi les enfants de 5 ans».

«Dimension atmosphérique»

Toute puissante, la lumière ? Elle est aussi un matériau de fragilité, qui se prête à des œuvres plus intimistes, «faisant appel aux souvenirs et aux ressentis individuels», observe Julien Pavillard. Ainsi de la proposition Outside de l’artiste Nawelle Aïnèche, avec le mapping de Pia Vidal, installée dans l’Auditorium de Lyon, au cœur du quartier de la Part-Dieu. Créée pour cette édition 2024, l’œuvre est composée d’un tissage inattendu de bandes magnétiques de cassettes vidéo, qui prend la forme d’un cumulus suspendu. Sur cette matière sombre et brillante, l’artiste projette ses souvenirs d’enfance, immortalisés par le caméscope familial. Une béance mise en lumière. «Quand j’ai regardé les vidéos prises par ma grand-mère, qui couvraient une dizaine d’années de mon enfance et mon adolescence, j’ai été surprise de ne pas reconnaître la petite fille que j’étais.» Victime d’amnésie traumatique, en réaction aux violences infligées par le compagnon de sa mère, la jeune femme a cherché à réparer sa mémoire. «J’ai extrait les images des cassettes, et j’ai ensuite tissé les bandes magnétiques», détaille Nawelle Aïnèche, diplômée en arts costumiers.

La plasticienne a gardé de sa formation un besoin de la mémoire du geste, et un amour pour la matérialité du temps de travail : «Quand on voit un tissage, on comprend tout de suite les heures nécessaires à sa confection.» Le choix des bandes magnétiques est aussi symbolique qu’esthétique : ce support peu commun offre aux yeux de Nawelle Aïnèche «une matière très organique, très aquatique. Un noir lumineux, profond, à la dimension atmosphérique». Introspective, l’œuvre n’en est pas moins imposante : le cumulus est long de 4 mètres et large de 3. Il sera entouré de deux pièces de taille plus modeste. «Je l’ai pensé comme un grand nuage en suspension ; il évoque ce flottement qu’on peut ressentir quand on souffre d’amnésie.» Sa forme est aussi un clin d’œil à celle du bâtiment de l’Auditorium de Lyon, monumental vaisseau spatial de béton et d’acier. Nawelle Aïnèche confie son amour pour «les arts lumineux, impressionnants», et son plaisir à participer à cette fête destinée au plus grand nombre, avec ses 2 millions de visiteurs annuels. Avec Outside, elle fera revivre auprès de ce large public cette petite fille de 5 ou 6 ans qu’elle était, et qui a disparu de sa mémoire. «J’expose souvent mon travail dans des centres d’art, là où il faut se déplacer pour voir la culture. A la fête des Lumières de Lyon, c’est gratuit. Cette générosité n’est pas anodine. Nous avons tous besoin de choses qui viennent nous marquer, et c’est ce que fait la lumière : elle laisse une trace dans nos mémoires.»