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Interview

Fonction publique : «Le définancement des collectivités locales ne favorise pas le changement»

Dans un contexte de baisse drastique des subventions reçues par les collectivités, l’économiste Anne-Laure Delatte, chercheuse au CNRS analyse les déboires d’une politique budgétaire qui creuse la défiance entre les citoyens et l’Etat, appauvrit le système social et nuit à l’environnement.
«L’action publique se transforme : l’Etat ne disparaît pas, mais il n’est plus planificateur. Le marché devient l’opérateur favori», estime Anne-Laure Delatte. (Sole Otero/Liberation)
publié le 15 avril 2025 à 22h49

Face à la défiance des citoyens vis-à-vis de l’Etat, des institutions ou de la politique, quel rôle les collectivités locales peuvent-elles jouer ? Tel était l’objet d’un colloque organisé à Rouen par le Centre national de la fonction publique territoriale. Un événement dont Libération est partenaire.

L’économiste Anne-Laure Delatte, chercheuse au CNRS, propose de conditionner les financements publics accordés aux entreprises à des critères écologiques, pour renouer la confiance des citoyens envers l’Etat.

Dans votre livre l’Etat droit dans le mur (1), vous constatez une rupture forte entre les Français et l’Etat. A vos yeux, l’une de ses origines se trouve dans la mise en place d’un régime néolibéral au service du marché, dès les années 80. Comment cela se traduit-il, et qu’en est-il aujourd’hui ?

Dans la période d’après-guerre, l’Etat est très interventionniste, il se consacre à la reconstruction et à la protection sociale. Mais à partir des années 70, le paradigme économique change. L’action publique se transforme : l’Etat ne disparaît pas, mais il n’est plus planificateur. Le marché devient l’opérateur favori. Concrètement, cela se traduit notamment par la mise en place d’exonérations de cotisations sociales pour les salaires avoisinant le smic, à partir de 1995. Ces exonérations ont été poursuivies et déclinées au fil des ans : elles coûtent aujourd’hui environ 60 milliards d’euros par an. Il y a aussi de nombreux crédits d’impôts accordés sans condition aux entreprises. Tout cela traduit une grande confiance dans le marché. De fait, l’Etat se contente d’en corriger certaines défaillances.

Quelles sont les conséquences de cette politique ?

Elle est coûteuse, mais peu efficace. Elle légitime le discours «on dépense trop», car pour compenser les niches fiscales et sociales accordées, la charge de l’Etat augmente, et les dépenses publiques et sociales sont mises sous pression. En devenant régisseur du marché, l’Etat ne nous protège plus. Au final, le déficit s’est creusé, le système social s’est appauvri, sans qu’il y ait d’impact réellement positif ni sur l’activité, ni sur le solde de la balance commerciale, ni sur l’emploi.

On observe pourtant une baisse du chômage ces dernières années ?

A partir de 2017, l’intensification de la baisse des prélèvements obligatoires sur les entreprises, sur les plus riches, et dans une moindre mesure sur l’ensemble des ménages – via la suppression de la taxe d’habitation – s’est traduite en effet par une baisse du taux de chômage, mais avec deux limites importantes. D’abord, cette politique a coûté très cher pour un résultat qui ne compense pas les pertes de recettes. Par ailleurs, une grande partie des nouvelles embauches relève d’emplois peu qualifiés (apprentissage notamment). Au global, on observe une baisse du niveau de productivité, ce qui est très inquiétant pour notre avenir économique.

Une des solutions que vous évoquez dans votre livre consiste à repenser les nombreuses aides publiques indirectes accordées aux entreprises

Dans les années 90, on a mis en place un régime fiscal qui passe aujourd’hui largement sous les radars. Il consiste en des crédits d’impôts et des exonérations – plus de 1 500 dispositifs ont existé depuis quarante-cinq ans – qui réduisent les prélèvements obligatoires des entreprises. Ce manque à gagner n’est pas considéré comme une dépense directe, mais il représente 6 % du PIB, ce qui porte à 180 milliards annuels les dépenses directes et indirectes accordées aux entreprises. De fait, le soutien public à l’économie est actuellement plus élevé en France que dans les autres pays riches. Il faut arrêter l’hypocrisie qui consiste à ne prendre en compte que les dépenses directes de l’action publique. La comptabilité nationale doit être repensée : aujourd’hui ses règles ne permettent pas aux citoyens de mesurer la répartition réelle du budget de l’Etat. Les aides publiques aux entreprises sont trop opaques.

« Ces dernières années, le définancement des collectivités locales ne favorise pas le changement »

Cette opacité accentue-t-elle la méfiance des citoyens envers l’Etat ?

En partie, mais la rupture vient aussi du sentiment, fondé, que l’Etat est du côté des grandes entreprises et des activités polluantes, plutôt que des ménages et des services publics. Il y a en effet une contradiction majeure entre un Etat régisseur du marché et un Etat protecteur de la planète, car une majorité des aides publiques va aux sociétés fortement émettrices de carbone.

Le même euro investi dans les services publics n’a pas le même impact carbone : l’Insee a calculé que l’usage par les Français de l’éducation, de la santé et de l’action sociale réunies génère «seulement» 17 millions de tonnes de CO2 par an, contre 200 millions de tonnes pour l’industrie, le secteur de l’énergie et celui de la construction. En bref, tant que l’Etat continuera à distribuer de l’argent public sans condition, les Français creuseront leur tombe climatique avec leurs impôts. Pour réparer la confiance, commençons par supprimer les aides fiscales et sociales en direction des multinationales productrices d’énergies fossiles.

Les responsables politiques locaux peuvent-ils agir sur leurs territoires pour pallier les manquements des politiques nationales, notamment sur le plan écologique ?

On a parfois l’impression que les grandes villes jouissent d’une certaine indépendance, et qu’elles s’orientent vers des choix radicaux par rapport à la politique nationale. Exemple à Paris, qui bénéficie de ressources fiscales élevées, et dont le nouveau plan climat montre une politique assez volontariste sur le plan écologique. A Nantes, Grenoble ou encore Marseille, des initiatives similaires s’observent. Malgré tout, la France reste centralisée : les finances locales et les budgets locaux sont très dépendants de l’Etat, surtout dans les territoires plus fragiles. Ces dernières années, le définancement des collectivités locales ne favorise pas le changement : car pour agir, il faut de l’argent.

Aujourd’hui, le gouvernement cherche des milliards pour financer le «réarmement», mais sans augmenter les impôts, et sans alourdir le déficit. Qu’en pensez-vous ?

Ce n’est pas responsable. Mais le débat est mal posé. Il faut d’abord rappeler les ordres de grandeur. Le ministre de la Défense annonçait en automne dernier l’objectif d’atteindre 67 milliards de budget en 2030 – contre 50 milliards aujourd’hui – ; le président Emmanuel Macron parlait plus récemment d’atteindre 3 % voire 3,5 % du PIB, ce qui représenterait 45 milliards de plus. Ces écarts de chiffrage ne sont ni très rassurants, ni très sérieux : ces objectifs semblent sortis du chapeau, sans qu’on en connaisse précisément la destination et le rendement.

Quant à la question du financement de ce «réarmement», ce sont des dépenses importantes, mais qui ne justifient pas le discours actuel sur l’effort de guerre et les sacrifices. Par ailleurs, dans le contexte de crise budgétaire que nous vivons depuis un an, il y a un éléphant dans la pièce. En février dernier, les députés ont voté la «taxe Zucman» portée par la gauche, qui cible le patrimoine des ultra-riches échappant en partie à l’impôt. Elle pourrait rapporter 20 milliards d’euros. Je ne dis pas qu’il faut tout miser sur cette taxe. Mais pourquoi se priver de cette ressource-là ? Comment demander aux Français d’accepter une dégradation de la protection sociale sans exiger que les ultra-riches paient leur juste part ? Cette «taxe Zucman» arrive au Sénat en juin, j’y vois une source de recettes juste et nécessaire.

(1) L’Etat droit dans le mur. Rebâtir l’action publique, 2023 (Fayard) et en poche le 9 mai (Le Seuil).