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Nous! Le vivant : reportage

Forêt primaire en ville : à Lille, l’île Derborence, utopie futaie

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Et si, au lieu de vouloir absolument s’y frotter, on laissait simplement le vivant en paix ? C’est l’idée de l’île Derborence, une miniforêt lilloise interdite au public qui pousse depuis près de trente ans en pleine ville.
(Marine de Francqueville/Liberation)
publié le 21 septembre 2023 à 22h39
(mis à jour le 22 septembre 2023 à 9h44)
En partenariat avec l’Ecole des arts décoratifs, l’Ecole normale supérieure–PSL et le Muséum national d’histoire naturelle, Libération organise le 23 septembre une biennale pour célébrer le vivant. En attendant cette journée de débats et d’échanges, nous publions sur notre site tribunes et éclairages sur les thématiques qui seront abordées durant la biennale.

Parc Matisse, Lille. Des lycéens jouent aux cartes, deux jeunes filles s’aiment dans l’herbe, quelques migrants se reposent, un homme se soulage sur un mur de béton. Un soir de septembre comme les autres, dans un parc de centre-ville comme les autres ? Presque, car manque un discret mais décisif élément du décor… Si l’homme au pied du mur levait la tête, il verrait ce que tous les autres ignorent : ici, surplombant les humains, vit une forêt interdite.

L’île Derborence, c’est son nom, est l’un des secrets les mieux gardés de ce parc de 8 hectares, qui jouxte la gare TGV Lille Europe, au nord-est de la ville et à dix minutes à pied de la Grand-Place. Peu de Lillois connaissent son existence, encore moins son histoire. Juchée sur un promontoire de sept mètres de haut, la forêt de 2 500 m² a su si bien se faire oublier que, même à la Direction nature en ville, notre interlocuteur n’en a jamais entendu parler… Elle ne date pourtant pas de la dernière pluie : initiée par le paysagiste et jardinier français Gilles Clément, elle pousse ici depuis près de trente ans.

Erables champêtres, saules marsault et aubépines

C’est en 1995, lorsque Gilles Clément planchait sur le futur parc Matisse avec l’agence nordiste Empreinte, qu’est née l’idée d’élever ce relief singulier, et d’en offrir l’exclusivité au vivant. «Il restait sur le site un tas de gravats issu de la récente excavation réalisée pour construire la gare Lille Europe, raconte le paysagiste. Nous avons décidé d’exploiter ce volume, et de remodeler ce qui n’était alors qu’une colline pointue.» Une abrupte falaise en béton est moulée tout autour, rempart infranchissable pour les usagers. Le dessin des contours de cette «île», confié à l’artiste Claude Courtecuisse, annonce le programme : c’est la copie inversée de l’île des Antipodes, bout de terre isolé et inhabité dans l’océan Pacifique. Quant au nom, il réfère à la forêt de Derborence, l’une des rares forêts primaires d’Europe, née il y a trois siècles dans les Alpes suisses à la suite d’un éboulement qui la rendit longtemps inaccessible aux humains.

«Si une forêt pionnière a pu se développer au beau milieu du quartier d’Euralille, entre deux gares TGV, là où convergent des flux parmi les plus denses d’Europe, c’est la preuve qu’avec un peu d’aide, le vivant trouve sa place en ville.»

—  Stanislas Dendievel, adjoint à la maire de Lille, chargé de l’urbanisme, de la nature et de l’eau

A Lille, le temps a passé et la forêt a grandi, seule : «Nous voulions à l’origine planter des essences du monde entier, créer une forêt idéalisée. Mais à la fin du chantier, le budget manquait, se souvient l’auteur du parc André Citroën à Paris. Le sol est resté tel quel [des briques, du sable, des cailloux, de la terre, ndlr] ; on a juste égalisé, planté une poignée d’érables champêtres, de saules marsault et d’aubépines, et nous sommes repartis.» Oiseaux, insectes et éléments ont fait le reste, élevant patiemment une forêt primaire. «Abandonner l’illusion de contrôle, laisser faire… ça fonctionne très bien», résume Gilles Clément.

Pour Stanislas Dendievel, adjoint à la maire de Lille, en charge de l’urbanisme, de la nature et de l’eau, l’île Derborence véhicule un important message : «Si une forêt pionnière a pu se développer au beau milieu du quartier d’Euralille, entre deux gares TGV, là où convergent des flux parmi les plus denses d’Europe, c’est la preuve qu’avec un peu d’aide, le vivant trouve sa place en ville.» De fait, là-haut, sur le toit du parc Matisse, du beau monde a trouvé refuge. Sont arrivés des chênes, des saules blancs, des sureaux, un hêtre et même un fruitier, «un prunus cerasus». Quant aux visiteurs, ils sont légion : des chauves-souris, une flopée d’insectes dont la rare et ancienne abeille noire, des grives musiciennes, des pouillots véloces et même des fauvettes à tête noire, «une espèce qu’on ne voyait plus en ville».

L’inventaire reste toutefois à compléter. «Tous les dix ans, quelqu’un de la ville monte et regarde, mais il n’y a jamais eu d’inventaire systématique», témoigne Stanislas Dendievel, qui veut inaugurer bientôt une observation plus scientifique. En sus de l’heureux symbole d’un vivant en pleine forme car laissé en paix, le site deviendrait alors un outil précieux. «L’île Derborence pourrait servir de démonstrateur : elle préfigure ce qui arrivera, demain, à nos forêts et à la biodiversité, et peut nous aider à adapter la nature en ville au climat du futur.»