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Le Libé des géographes

Géopolitique : qui a encore le pouvoir ?

Dans un contexte politique, technologique et environnemental en crise, les rapports entre les Etats et les alliances politiques et diplomatiques sont bouleversés. Tour d’horizon d’un monde plus que jamais instable et menacé par les guerres.

(Aurel/Liberation)
Publié le 02/10/2025 à 17h24, mis à jour le 07/10/2025 à 11h49

Conférences, débats, littérature, spectacles... Les 3, 4 et 5 octobre 2025, le festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges aura pour fil rouge le pouvoir. Avec l’Indonésie comme pays invité d’honneur.

Cela n’était pas arrivé depuis 1945 : dans la nuit du 9 au 10 septembre, des avions de combat européen ont dû abattre des engins ennemis au-dessus du territoire de ce qui est aujourd’hui l’Union européenne. Ce jour-là, ce ne sont pas moins de 19 drones et un missile de croisière russes qui se sont enfoncés dans le ciel polonais, frappant jusqu’au sud-ouest de la capitale, Varsovie. Depuis, des survols de drones (non identifiés) se sont multipliés sur le flanc est de l’Otan, amenant l’alliance militaire et ses représentants à hausser le ton et taper du poing sur la table. Quelle sera la prochaine étape?

Dans le même temps, la communauté internationale voit le pouvoir népalais réprimer ses manifestants ou les négociations en amont de la COP30 s’enliser et le thermomètre climatique s’emballer. Et elle regarde depuis deux ans, impuissante, Gaza disparaître sous les bombes.

Alors que le festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges, qui se réunit du 3 au 5 octobre, examine la notion de «pouvoir», on peut se demander qui le détient encore, aujourd’hui ? Autrement dit, si notre maison brûle, peut-on encore appeler les pompiers ? Et qui sont-ils?

«Le monde est devenu tellement systémique, les acteurs et les processus sociaux dépendant tellement les uns des autres, les constructions verticales d’antan sont tellement mises au défi qu’on pourrait dire, au fond, que plus personne n’a le pouvoir», balaie Bertrand Badie, professeur des universités à Sciences-Po Paris et spécialiste des relations internationales. L’époque où les tumultes du monde étaient régulés par une poignée de «leaders bienveillants», comme les avait décrits le politiste américain Robert Gilpin, est révolue. «Non seulement les Etats-Unis ont perdu toutes les guerres qu’ils ont menées depuis 1945, mais lorsque Donald Trump essaie de restaurer la puissance américaine, il ne fait que se prendre une série de vents», fait encore remarquer Bertrand Badie. De la guerre en Russie (qu’il devait régler en vingt-quatre heures) à celle menée par Israël à Gaza (où il est passé d’un soutien inconditionnel à un projet de Riviera insensé, puis à une impatience colérique envers Benyamin Nétanyahou avant de présenter, en début de semaine, un «plan de paix» de la dernière chance). Si l’on ajoute les conflits entre la République démocratique du Congo et le Rwanda, le Pakistan et l’Inde ou le raid sur l’Iran, le président chaotique de la première puissance militaire mondiale a décidément bien du mal à jouer les gendarmes du monde.

De là à annoncer la fin de l’empire américain ? Bertrand Badie propose plutôt une autre analyse de la situation : «Il n’y a pas eu de déclin américain, pose-t-il, mais un déclin de la puissance, qui est partagé par tous ceux qui y prétendent.» Et de rappeler «la claque» prise par l’URSS en Afghanistan, les revers de la France lors des guerres de décolonisation, ou l’enlisement de la Russie de Poutine en Ukraine.

«Logique d’interdépendance»

Car un paramètre principal a changé depuis l’époque où les grandes puissances dictaient encore l’ordre international : la mondialisation. Si bien que les Etats-Unis ne peuvent plus intervenir pour s’assurer l’accès à des mines de cobalt en Afrique de l’Est, sur un terrain où sont déjà présentes la Chine, la Russie, différentes factions de rebelles et une société civile plus organisée qu’auparavant, dotée d’outils de communication et prompte à visibiliser les nouvelles formes d’ingérence. En liant différents Etats aux intérêts stratégiques divergents par les maillons d’une même chaîne de production, la mondialisation a eu pour effet de «créer une logique d’interdépendance, dans laquelle le fort dépend du faible autant que le faible dépend du fort», note encore Bertrand Badie.

Quid des droits de douane imposés unilatéralement par un Donald Trump à peine retourné au Bureau ovale ? «Ceux qui dominaient le vieux monde ne peuvent pas admettre ce passage d’une logique de relation à un esprit de système, qu’ils considèrent comme une régression», poursuit celui qui parlait il y a vingt ans déjà de l’Impuissance de la puissance (Fayard, 2004). Ce qui permet de comprendre pourquoi les Occidentaux ont regardé avec un mélange d’effroi et d’envie le défilé de Pékin du 3 septembre, la plus grande manifestation militaire de son histoire récente, au cours de laquelle la Chine a paradé à la face du monde avec un arsenal de missiles intercontinentaux, de chars, de dispositifs aériens, terrestres et amphibies flambant neufs.

Le théologien Fénelon, qui il y a quatre siècles assurait que seul l’équilibre des puissances pouvait garantir la paix, n’y aurait-il vu que le juste retour à une situation d’équilibre entre la Chine et les Etats-Unis ? «Il y a un problème dans le retour de la géopolitique aujourd’hui, diagnostique Frédéric Ramel, professeur en sciences politiques et auteur de Philosophie des relations internationales (2022), elle ne se base que sur les budgets de la défense. Or on ne peut pas se passer du rôle des idéologies pour comprendre le monde dans lequel nous vivons». Pour Frédéric Ramel, si deux Etats envisagent de nouer des relations internationales, il faut déjà qu’ils soient en mesure de parler un langage commun. «Parce qu’on ne peut pas comprendre pourquoi Vladimir Poutine veut l’Ukraine si on oublie l’histoire de l’empire Russe, ni la politique de Donald Trump sans prendre en compte qu’il est soutenu par une internationale suprémaciste blanche notamment importée d’Afrique du Sud.»

«L’apprentissage mutuel entre civilisations»

Mais, là où Donald Trump arbore sa casquette rouge Maga pour redorer le blason des Etats-Unis, ceux qui n’étaient pas assis à la table des grands ont trouvé mieux qu’y convoiter une chaise : ils préfèrent à présent jouer selon leurs propres règles. Si l’on se concentre sur les galéjades de Donald Trump, on risque d’oublier la toile d’infrastructures que développe la Chine à travers l’Asie centrale, l’Amérique latine et l’Afrique. Le sommet de Tianjin, le 25e forum de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), une alliance économique portée par la Chine, a été analysé par la sinologue Stéphanie Balme et l’indianiste Christophe Jaffrelot comme «l’acte de naissance du Sud global». Au cours du sommet, le président chinois Xi Jinping a exposé les bases de la nouvelle doctrine de ces acteurs : «Nous avons pris l’initiative de proposer un concept de gouvernance mondiale fondé sur la consultation, la contribution conjointe et le partage des bénéfices. Nous prônons l’inclusion culturelle et l’apprentissage mutuel entre les civilisations, contre l’hégémonie et les politiques de puissance.»

Si l’on peut penser que la critique adressée aux Occidentaux relève de la rhétorique, ce discours n’est pas sans rappeler ce que signalaient d’autres voix qui essaient laborieusement de se faire entendre dans l’analyse des relations internationales. Dans Gendering World Politics (2001), la théoricienne américaine Judith Ann Tickner montre par exemple que les principaux concepts mobilisés pour penser les relations internationales, particulièrement dans le monde académique anglo-saxon, sont marqués par une vision très masculine. Là où ses collègues privilégient une lecture passant par «l’intérêt national» ou la «puissance», qui aboutissent à concevoir la société des nations comme une vaste jungle où prime le chacun pour soi, Tickner développe plutôt une approche relationnelle et plus inclusive.

Assiste-t-on alors à un clivage entre des vieilles puissances à l’idéologie datée d’un côté, des puissances émergentes proposant un nouveau paradigme de l’autre, rejouant à l’échelle internationale l’opposition entre «boomers» et «wokistes» ? Ce serait, une nouvelle fois, retomber dans une logique binaire caricaturale, avertissent les observateurs. Comment classer, dans cette partition, des Etats multi-alignés comme l’Inde, la Turquie ou le Kazakhstan ? «Pour paraphraser le philosophe Zygmunt Bauman [auteur de la Vie liquide, 2005], ce n’est plus seulement la société qui est liquide, c’est le système international qui est liquide», observe Guillaume Devin, professeur émérite des relations internationales à Sciences-Po. Pour lui, on ne peut pas comprendre la dynamique de pouvoirs à l’échelle internationale si on ne prend pas en compte cinq caractéristiques clés du système : celui-ci serait hétérogène, polycentré, mondialisé, multilatéral et complexe. «Il y a une pluralité d’acteurs, de voix, de vecteurs d’influence, qui n’a jamais existé dans aucun système international jusqu’à aujourd’hui», observe-t-il encore.

Composer avec des géants de la tech

Quel meilleur révélateur de cette interdépendance que la Toile tendue entre gouvernements, citoyens et institutions à travers le monde ? Si bien que les puissances doivent aujourd’hui composer avec des géants de la tech aux capacités économiques plus importantes que bien des Etats. «Les nouvelles technologies sont historiquement développées dans un rapport intime avec le pouvoir politique, qui mobilise ces outils pour déployer de nouvelles formes de pouvoir», observe Amaël Cattaruzza, directeur de l’Institut français de géopolitique et directeur scientifique du festival international de géographie. Observant les interdépendances entre les acteurs de la tech et l’Etat, aux Etats-Unis comme en Europe, le géographe poursuit : «Les Gafam ont acquis un pouvoir considérable grâce à un monopole technologique et de contrôle des données, notamment ; mais la relation tempétueuse entre Donald Trump et Elon Musk montre bien qu’on est loin d’une société sans Etat, où la puissance se serait complètement déplacée vers les acteurs économiques».

Des Etats et des acteurs économiques qui se tirent la bourre pour conserver leur puissance : de quoi décourager les citoyens qui défilent dans les rues de Paris ou de São Paulo pour réclamer la fin de la guerre à Gaza ou signent des pétitions contre l’extraction d’énergie fossile ? Guillaume Devin reste marqué par une histoire lue il y a quelques années, qui a des airs d’allégorie : celle d’Amit Srivastava, un Indien qui a, «tout seul, devant son ordinateur», se souvient-il, réussi à mobiliser des manifestations massives contre Coca-Cola, accusé de polluer les eaux du pays. «A l’époque, cela semblait extraordinaire ; aujourd’hui, la figure du lanceur d’alerte est devenue un phénomène banal», assure-t-il.

Et il n’est pas nécessaire de parvenir à lever des foules pour avoir son influence sur ce système polycentré, d’après l’auteur de Notre Système international (le Cavalier bleu, 2025) : «Les actes que nous menons, en regardant le monde, sont des actes qui nous engagent aussi.» Pour lui, si plusieurs Etats, dont la France, se sont récemment engagés à reconnaître l’Etat de Palestine ou à stopper leurs livraisons d’armes à Israël, c’est en partie une réponse à la mobilisation de la société civile, «par les manifestations, mais aussi les dons aux ONG qui œuvrent sur le terrain, ou la diffusion d’information dans les médias». Un travail de longue haleine, qui semble souvent arriver trop tard, mais qui porte ses fruits dans la durée : une manière d’exercer le pouvoir qui n’est ni univoque ni immédiate, en phase avec la complexité du monde.