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Tribune

Il faut laisser l’océan en paix

Face aux multiples renoncements des Etats, une mobilisation de l’opinion publique est nécessaire, estime Olivier Poivre d’Arvor, écrivain, ambassadeur de France pour l’océan et les pôles.

«L'océan transporte plus de 90 % du transport maritime et 98 % des communications et datas mondiales à travers les câbles sous-marins.» (David Richard/Transit.Libération)
Par
Olivier Poivre d’Arvor
écrivain, ambassadeur de France pour l’Océan et les pôles
Publié le 08/10/2025 à 14h54

Jeunesse, transports, logement, biodiversité… En 2025, Libé explore la thématique de la transition écologique lors d’une série de rendez-vous gratuits et grand public. Objectif : trouver des solutions au plus près du quotidien des citoyens. Dernière étape de notre édition 2025 : Marseille, les 10 et 11 octobre.

Dans ma petite ambassade héritée de Michel Rocard, le premier détenteur du titre, l’on traite de près de 80 % de la surface du globe, mettant bout à bout l’Océan, les deux calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique, les fleuves, les zones humides.

Depuis le traité de Tordesillas, en 1494, qui donnait aux couronnes d’Espagne et du Portugal le droit de se partager à partir de la mer la planète, les hommes se préoccupent de légiférer, de s’attribuer des titres de propriété et de valoriser leurs biens. Ce fut le cas en 1982, lorsque la Convention du droit de la mer, attribua à environ 150 Etats littoraux la jouissance, la protection bien incertaine et l’exploitation libre plus de 30 % de l’océan, les fameuses zones exclusives économiques. Mais également la possibilité pour les grands pays déjà riches et dotés de moyens technologiques et scientifiques de disposer de permis d’exploration aux fins d’exploitation des grands fonds marins riches en minerais précieux.

L’océan est une bonne affaire pour les irrésistibles prédateurs que nous sommes : au-delà du carbone et de la chaleur qu’il stocke, de l’oxygène qu’il produit, l’océan nous nourrit jusqu’à son propre épuisement. Des organisations régionales de pêche, des conventions de mers régionales, des ONG veillent, tant bien que mal, à la protection de ces réserves halieutiques, de plus en plus entamées, jusqu’à placer plusieurs milliers d’espèces marines sur la liste rouge des organismes en voie d’extinction. Mais la pêche illégale, illicite et non déclarée comme la surpêche sont plus fortes que tout.

Tout comme sont plus puissants les grands promoteurs immobiliers qui artificialisent chaque jour un peu plus les littoraux du monde entier pour loger les futurs quelque 10 milliards d’humains qui vivront en 2050 à moins de 75 kilomètres de l’océan. Sans parler des deux milliards de touristes qui font vivre une industrie hôtelière qui bleuit à marche forcée ses plages et piscines bétonnées de bord de mer auxquelles le tout-venant est prié de ne pas accéder. Un océan qui transporte, à prix d’ami, plus de 90 % du transport maritime et 98 % des communications et datas mondiales à travers les câbles sous-marins. Cette maritimisation massive du monde est aussi une privatisation. Ne laissant que peu de droits au paysage, à la nature, au vivant, à la faune comme à la flore, les textes ou les lois quand elles existent favorisent toujours l’appropriation, l’accaparement.

Quelques «laboratoires» méritent cependant d’être cités au titre d’expériences vertueuses. A l’échelle monde, le fameux traité de l’Antarctique, qui malgré la prétention d’Etats possessionnés, a fait en pleine guerre froide du «Continent blanc» une «terre de paix et de science» sur lequel les activités économiques et militaires sont interdites. En France, les parcs nationaux, notamment marins, et plus encore le Conservatoire du littoral, un organisme unique au monde qui acquiert, aux fins de protection et d’accès à tous, «des parcelles du littoral menacées par l’urbanisation ou dégradées».

Au-delà de revendiquer pour l’océan – et pour les fleuves, les pôles et autres espaces naturels — le statut de bien commun de l’humanité, la reconnaissance des droits de la nature et du vivant me semble être la tâche des décennies à venir. Mais, diplomate que je suis, négociateur de traités et d’accords dans le cadre de la troisième conférence des Nations unies de l’océan qui s’est tenue récemment à Nice, je sais aussi que l’entreprise est loin d’être simple. Sur fond d’un multilatéralisme contesté, d’une mise en cause de «l’arnaque du changement climatique», il ne faut pas compter sur les seuls Etats pour réussir cette bataille juridique. C’est l’opinion, c’est-à-dire nous-mêmes, à commencer par les jeunes générations qui pourront à l’échelle universelle nous faire passer de l’autre côté de ce monde qui joue au Monopoly avec notre bien le plus précieux. La nature vivante, immense, aussi belle, modeste que fragile.