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La cité des conférences

Intelligence des animaux : miroir, mon bon miroir

Les conférences de la Cité des sciences et de l’industriedossier
Découvrir les secrets du monde animal, déconstruire les idées reçues avec humour… Quatre conférences à la Cité des sciences et de l’industrie soulignent les incroyables facultés des animaux.
Koko, la gorille qui reconnaissait plus de 2 000 mots et savait s’exprimer avec près de 1 000 signes. (Pacific Press/LightRocket. Getty Images)
publié le 31 janvier 2024 à 12h56
(mis à jour le 31 janvier 2024 à 14h18)
Libération, partenaire du nouveau cycle de conférences organisé par la Cité des sciences et de l’industrie, proposera régulièrement articles, interviews ou tribunes sur les sujets abordés. A suivre : la journée mondiale des intelligences animales, samedi 3 février, de 10 h 30 à 19 heures.

En voilà, une vieille question : les animaux sont-ils doués d’intelligence ou ne produisent-ils que des réponses mécaniques à leur environnement, ressentent-ils des émotions ou simulent-ils la joie et la souffrance comme le soutenait Descartes ? Question qui a engendré, des décennies durant, tout une série de tests des plus saugrenus : des chercheurs ont équipé les fourmis d’échasses pour augmenter leur rayon de déplacement, et ont observé qu’elles savent s’éloigner de la colonie en zigzaguant pour chercher de la nourriture, puis revenir en ligne droite ; d’autres ont enseigné la langue des signes aux gorilles, avec l’exemple emblématique de Koko, une femelle qui reconnaissait plus de 2 000 mots et savait s’exprimer avec près de 1 000 signes. Quid de l’intelligence sociale ? Les fourmis, toujours elles, ont été observées en train de coopérer, certains individus rapprochant les feuilles entre elles pour que d’autres les cousent ensemble grâce à de la soie produite par les larves.

«L’intelligence n’est pas quelque chose qui existe»

Pourtant, les fourmis sont loin d’être considérées comme douées d’intelligence : c’est que, pour entrer dans ce club très sélect, il faut généralement passer l’épreuve du miroir. Présenté face à une image de lui-même, un individu est-il capable de se reconnaître, et donc est-il conscient d’exister ? Mais il y a un hic. L’épreuve du miroir est paradoxalement la plus révélatrice d’un biais majeur : des observations anthropologiques montrent que les humains eux-mêmes ne «réussissent» pas tous ce test de la même manière, et que les enfants des pays non occidentaux tendent à le passer plus tard. «Cela ne veut pas dire que les enfants des pays non occidentaux ne sont pas conscients d’eux-mêmes, fait remarquer le philosophe James Bridle, auteur de Toutes les intelligences du monde. Animaux, plantes, machines (1). Cela signifie que notre manière de tester [l’intelligence] est culturellement biaisée, d’une manière qui fait que nous ne reconnaissons pas l’intelligence d’autres cultures humaines – et donc encore moins l’intelligence d’autres espèces.»

Tout bien considéré, peut-être que nous cherchons dans le miroir moins l’image de l’intelligence des animaux que le reflet de celle des humains. «Oui, il y a des choses que les humains savent faire et pas les autres animaux. Mais à l’inverse, certaines espèces ont des capacités que nous n’avons pas. L’intelligence est plurielle et elle est partout. Si certaines espèces n’utilisent pas d’outils, c’est probablement qu’elles n’en ont pas la nécessité», expliquait à Libé Emmanuelle Pouydebat, chercheuse au CNRS et autrice de l’Intelligence animale, cervelle d’oiseaux et mémoire d’éléphants (2). James Bridle, de son côté, insiste sur un point : «L’intelligence n’est pas quelque chose qui existe, mais quelque chose que l’on fait : elle se manifeste quand on pense et quand on agit. L’intelligence n’est donc pas quelque chose qui devrait être testé, mais reconnu.» Il y aura donc un nouveau défi : comprendre comment percevoir l’intelligence des animaux.

«Certains animaux vivent déjà en démocratie»

Pour ce faire, James Bridle propose de laisser échasses miniatures et miroir de côté, et de se poser une question : quelle est la pertinence des comportements d’une espèce, ou d’un individu, vis-à-vis du milieu dans lequel il évolue ? Changer ce paradigme ouvre des perspectives fascinantes, et parfois vertigineuses, pour penser l’intelligence des animaux, voire des plantes. Plutôt que de se demander si une abeille serait capable de se reconnaître dans un miroir – voilà qui lui ferait une belle jambe –, le philosophe invite à observer la capacité d’une butineuse à communiquer les informations utiles au reste de l’essaim. Les abeilles sont en effet connues pour dessiner des cartes : après avoir prospecté autour de la ruche, les individus reviennent et exécutent quelques pas de danse qui indiquent la localisation des fleurs voisines riches en pollen. La «pertinence écologique» de ce comportement est exemplaire : les abeilles sont même capables de dessiner l’itinéraire le plus court pour aller récolter les fleurs et revenir à la ruche.

Adopter ces nouvelles lunettes permet à James Bridle d’affirmer que «certains animaux vivent déjà en démocratie». Et de prendre un exemple : lors de leurs déplacements, les hardes de cerfs rouges s’arrêtent fréquemment pour brouter ; certains individus en profitent pour s’asseoir et se reposer. Or, des chercheurs ont observé que le groupe de cerfs ne reprend la route que lorsque au moins 60 % des membres se sont relevés – autrement dit, «les animaux votent avec leurs pieds», en déduit Bridle.

(1) Seuil, 2023, 464 pp.
(2) Ed. Odile Jacob, 2017, 224 pp.