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Libération
Le Libé des géographes

Jakarta, capitale bientôt déchue ?

La ville indonésienne est menacée par le changement climatique. En 2022, le gouvernement indonésien a décidé de la déplacer à Nusantara. Une utopie ?

Lancé en 2019, le chantier de Nusantara est toujours en cours et la capitale indonésienne reste Jakarta. (Yasuyoshi Chiba/AFP)
Par
Judicaëlle Dietrich, géographe
Rémi Desmoulière, géographe
Publié le 03/10/2025 à 3h32

Conférences, débats, littérature, spectacles… Les 3, 4 et 5 octobre 2025, le festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges aura pour fil rouge le pouvoir. Avec l’Indonésie comme pays invité d’honneur.

Jakarta est toujours la capitale de l’Indonésie, au moins pour quelques années. Bien que le projet Ibu Kota Nusantara (IKN), «la capitale Nusantara», ait fait couler, ces trois dernières années beaucoup, de béton à l’est de Kalimantan – la partie indonésienne de l’île de Bornéo - et beaucoup d’encre partout ailleurs, la nouvelle capitale n’a pas encore été inaugurée au lendemain des 80 ans de la République d’Indonésie. L’événement, initialement prévu pour la précédente fête nationale, le 17 août 2024, a été repoussé sine die, et le président Prabowo Subianto ne semble pas encore prêt à signer le décret qui fera basculer, de 1250 kilomètres vers le nord-est, le centre politique de cet archipel de 284 millions d’habitants.

Faut-il y voir un simple sursis pour une vieille capitale bientôt déchue, ou l’abandon à demi-mot d’un chantier qui friserait l’utopie ? Si les géographes ne peuvent prédire l’avenir, le projet IKN agit déjà comme un révélateur de la condition urbaine indonésienne et de la place ambivalente qu’occupent les villes et leurs représentations dans la construction nationale. Dans l’urgence de ce projet formulé en 2019 par l’ancien Président Joko Widodo et voté en 2022 par le Parlement, se lisent d’abord les lourdes conséquences sociales et environnementales de l’urbanisation et de la métropolisation de Jakarta. L’agglomération rassemble 28 à 30 millions d’habitants. L’urbanisation soutenue et quasi-ininterrompue depuis le milieu du XXe siècle se traduit par une extension du bâti sous forme de hauts gratte-ciel dans les quartiers centraux, et partout ailleurs, par la diffusion toujours plus loin des lotissements plus ou moins aisés, et des kampung, quartiers bas et très denses qui constituent l’habitat ordinaire de la population jakartanaise.

Affaissement de l’agglomération

Tout cela a un coût : social, par le renforcement des inégalités, la pression foncière et les déplacements parfois violents dont souffrent d’abord les plus pauvres ; et environnemental, par la dégradation du cadre de vie d’une grande partie de la population. La métropole est désormais omniprésente dans les classements internationaux des villes les plus polluées, une situation liée non seulement aux voitures et aux deux-roues mais aussi au secteur énergétique avec dix centrales à charbon en activité dans un rayon de 100 km autour de la ville, sans oublier l’industrie. L’affaissement de l’agglomération dû au pompage intensif et difficilement contrôlable des nappes phréatiques, se conjugue à des précipitations que le changement climatique rend de plus en plus fréquentes. En juillet, la ville a connu un épisode de pluies et d’orages intenses imputable à la température exceptionnellement élevée des mers intérieures de l’archipel (jusqu’à + 3°C par rapport à la moyenne), entraînant en pleine saison sèche son lot d’inondations.

Dans ce contexte, il est tentant de lire le projet IKN comme une forme de fuite. Ce n’est qu’en partie juste. Pour comprendre cette politique, il faut la réinscrire dans le processus de construction territoriale de l’Indonésie indépendante depuis 1945. Aux yeux de Soekarno, père de l’indépendance et premier président de la République, Jakarta, qui n’avait cessé de s’appeler Batavia qu’au terme de la guerre d’indépendance contre les Pays-Bas, en 1949, traînait encore son passif d’ancienne capitale coloniale. C’est un des enjeux qui motiva le premier projet – il y en eut quatre en tout – de nouvelle capitale en 1957, vers la ville nouvelle de Palangkaraya, à Kalimantan déjà.

Ville «éponge»

Le choix de cette immense île au centre de l’archipel n’a rien d’anodin. Tout au long du XXe siècle, la concentration des pouvoirs s’est poursuivie en faveur de Java, qui depuis l’époque coloniale concentre richesses et population : 56 % des Indonésiens y vivent, sur 7 % du territoire. On y trouve les trois plus grandes villes du pays et les principaux ports. «Déjavaniser» les pouvoirs doit permettre un rééquilibrage territorial, comme pour se rapprocher d’un centre de gravité. Cette recherche symbolique du centre rappelle d’autres «nouvelles capitales», Brasilia (Brésil), Abuja (Nigeria) ou Naypyidaw (Birmanie). Le nom même de nusantara, emprunté au sanskrit, et qui désigne l’archipel indonésien, traduit cette volonté de représenter le territoire national dans toute sa diversité.

Le sens du projet est aussi à chercher dans la conception même de la nouvelle ville. L’Etat indonésien a déjà bien avancé les travaux de la première phase d’IKN (sur les 4 prévues, jusque 2 045). Le palais présidentiel est sorti de terre ainsi que les axes majeurs et l’hôpital. L’ensemble s’organise autour du monumental «axe de la nation» (Sumbu Kebangsaan), qui relie la Place de l’unité dans la diversité, en référence à la devise nationale, au palais présidentiel, en passant par un immense champ de cérémonie. Cette architecture monumentale aux lignes épurées veut faire d’IKN tout ce que n’est pas Jakarta. Une ville perméable, dite «éponge», dans un milieu de mangroves ; une ville peu dense, dont seulement un quart de la surface est voué à être bâti ; une ville-forêt en symbiose avec son environnement.

Tous les must-have des modèles urbanistiques contemporains sont déclinés, sur l’île indonésienne la plus touchée par la déforestation qui menace l’habitat d’un autre symbole, l’orang-outan. La nouvelle capitale représente une expression pure du pouvoir de l’Etat indonésien, qu’il s’agit de célébrer aussi bien à l’intérieur, dans un pays soumis à de puissantes forces centrifuges, qu’à l’extérieur, alors que l’Indonésie vient de rejoindre le groupe des «Brics+».

Le pouls de la vie politique

Jakarta, pourtant, il faudra bien faire avec. Il n’est ni prévu ni possible, de déplacer vers IKN 30 millions d’habitants : le projet prévoit un maximum de 2 millions, principalement des fonctionnaires, leurs familles, et les travailleurs de services que leur présence imposera. La centralité économique de la capitale actuelle (la région métropolitaine de Jakarta génère 24 % du PIB) reste une réalité difficile à infléchir…

Dans une société démocratique, la capitale est aussi là où bat le pouls de la vie politique. Fin août, Jakarta s’est embrasée après la mort d’un jeune conducteur de moto-taxi, Affan Kurniawan, fauché par un véhicule de police. Ces manifestations, parfois comparées à celles de 1998, à l’origine la chute du régime autoritaire de l’Ordre nouveau, interviennent dans un contexte de ressentiment croissant à l’égard du gouvernement et de la représentation nationale. Sur le terrain de la contestation, Jakarta reste, peut-être plus que jamais, capitale.