Menu
Libération
Le temps des villes et des territoires: reportage

La Camargue, territoire mouvant et émouvant

Transition écologique : le temps des villes et des territoiresdossier
Halte migratoire et lieu de résidence pour des millions d’oiseaux, cette région naturelle, l’un des espaces les plus protégés de France, abrite une précieuse biodiversité, mais les effets du changement climatique exacerbent les conflits d’intérêts.
«La Camargue représente l’un des espaces les plus protégés de France, toutefois, les activités humaines y jouent un rôle important car la Camargue n’a jamais été mise sous cloche», explique Raphaël Mathevet, écologue et géographe, rattaché au centre d’écologie fonctionnelle et évolutive du CNRS à Montpellier. (Mathias Benguigui)
par Sarah Finger, correspondante à Montpellier
publié le 23 novembre 2023 à 1h09
(mis à jour le 28 novembre 2023 à 17h29)

Les lignes du ciel, des étangs et de l’horizon s’entremêlent dans les tons bleu pâle. Au loin, le paysage se teinte de brun au gré des sansouïres, ces prairies salées à la végétation basse. Ce plat pays humide ponctué de champs, de pâturages, de marais et de rizières paraît s’étendre à l’infini. Même ses frontières semblent mouvantes : certains considèrent que la Camargue couvre 100 000 hectares, enserrés entre les bras du Rhône et du Petit Rhône ; d’autres lui prêtent plus de 150 000 hectares, couvrant l’ensemble du grand delta.

Située dans l’axe migratoire entre le Nord et l’Afrique, la Camargue accueille chaque année plus de 150 000 oiseaux d’eau et une multitude de paires d’ailes déclinant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel : rollier, guêpier, butor étoilé, héron pourpré, grande aigrette, cigogne blanche, oie cendrée… Quant au flamant rose, suprême symbole du site, il a choisi ces terres comme unique lieu de reproduction et de nidification en France. «La Camargue représente l’un des espaces les plus protégés de France, résume Raphaël Mathevet, écologue et géographe, rattaché au centre d’écologie fonctionnelle et évolutive du CNRS à Montpellier. Toutefois, les activités humaines y jouent un rôle important car la Camargue n’a jamais été mise sous cloche.» En effet, environ 10 000 habitants vivent ici. Des manadiers élèvent taureaux ou chevaux, des propriétaires de mas organisent des séjours touristiques, des agriculteurs cultivent le riz ou le blé, des industriels exploitent le sel, des milliers de chasseurs traquent le gibier d’eau.

Comment de telles activités s’inscrivent-elles dans le respect des écosystèmes ? «Au sein de la réserve naturelle nationale, située au cœur du delta, la protection est totale, explique Anne Claudius-Petit, présidente du parc naturel régional de Camargue. Le reste du territoire bénéficie de niveaux de protection variables et de différentes gestions en fonction des propriétaires, qu’ils soient privés ou public.» Le Conservatoire du Littoral possède ici 23 000 hectares, une réserve naturelle nationale englobe plus de 13 000 hectares, la quasi-totalité du delta du Rhône entre dans le réseau Natura 2000, et la Camargue a été reconnue par l’Unesco comme réserve de biosphère.

«Un millefeuille de protections»

«Ce territoire cumule 17 labels ou niveaux de protection différents, assure Jean Jalbert, directeur de La Tour du Valat, un institut de recherches dédié à la conservation des zones humides méditerranéennes, mais certaines zones ne bénéficient pourtant d’aucune protection réglementaire. Un agriculteur conventionnel peut ainsi utiliser des pesticides, ce qui n’est pas sans impact sur la qualité de l’eau rejetée dans le milieu.» Anne Claudius-Petit le reconnaît : malgré un millefeuille de protections, «les intérêts des différents acteurs privés, des élus locaux, départementaux ou régionaux ne sont pas forcément convergents. Mais nous avons tous intérêt à ce que la Camargue conserve son équilibre», insiste la présidente.

La mosaïque d’intérêts et d’acteurs qui caractérise la Camargue a sans doute permis d’éviter son uniformisation et donc de conserver sa richesse. Mais les effets du changement climatique exacerbent les conflits d’usage et déstabilisent les règles. Ainsi, la sécheresse et le manque de précipitations, conjugués à la montée de la mer, favorisent l’emprise de l’eau salée sur le territoire. «La salinisation croissante des eaux et des sols se voit même à 15 ou 20 km à l’intérieur des terres», constate Raphaël Mathevet. Le réchauffement climatique affecte aussi les migrations : autrefois, seules quelques grues reposaient leurs grandes pattes en Camargue avant de s’envoler à tire-d’aile vers l’Afrique. Désormais, d’immenses colonies ont élu domicile ici tandis que certaines espèces de canards ne viennent plus hiverner en ces lieux.

Ces modifications s’inscrivent dans un territoire aussi fertile qu’instable, comme le souligne Jean Jalbert : «La configuration de la Camargue a toujours bougé mais à présent, sa superficie régresse. Le débit du Rhône a baissé et charrie jusqu’ici moins de sédiments ; la Camargue en perd 5 millions de tonnes par an. Or ce sont ces sédiments qui la constituent.» Peut-on miser sur la force de l’identité camarguaise pour porter ce territoire ? Raphaël Mathevet veut y croire : «Cet attachement à un espace de liberté, aussi culturel que naturel, participe à le protéger.»