Le 22 mars 2022, Libération et l’ONG ONE organisent une journée spéciale pour interpeller les candidats à la présidentielle sur le retour de l’extrême pauvreté partout sur la planète et ses conséquences sur les grands défis qui nous attendent. Au programme : réchauffement climatique, poids de la dette, aide publique au développement, sécurité alimentaire… Rendez-vous au Théâtre du Rond-Point dès 9 heures. Un cahier spécial de 16 pages accompagnera cet événement, dans l’édition de Libération du 22 mars. Retrouvez dans ce dossier ces articles.
Le parc de Hell’s Gate (la porte de l’enfer) au Kenya offre un paysage de collines boursouflées, de falaises escarpées et d’étendues de forêt où se cachent zèbres, girafes, impalas et léopards. A certains endroits, où la végétation laisse entrevoir le sol de cette région volcanique, la roche fume naturellement de la vapeur, issue du contact entre la lave souterraine et la croute terrestre. La main sur la pierre, c’est la chaleur de la Terre elle-même qui fait surface.
Sur la faille du Grand Rift, qui traverse toute l’Afrique de l’Est, les plaques tectoniques s’éloignent progressivement et provoquent ce mouvement dans le sous-sol à l’origine de réservoirs d’eau et de vapeur chaude. Le site d’Olkaria, du mot massaï qui désigne l’«ocre rouge» dont se sert la tribu comme peinture corporelle, se trouve à 120 kilomètres de la capitale Nairobi. Ici, la réaction géothermique a lieu à moins de 6 kilomètres de la surface, rendant son exploitation techniquement et économiquement viable. Depuis plus de soixante ans, des puits ont été construits pour récolter la vapeur et activer des turbines, créant de l’électricité, tandis que l’eau chaude récupérée est réinjectée dans les réservoirs souterrains pour maintenir la pression et ainsi, préserver l’aspect renouvelable de cette énergie.
La lumière qui éclaire la voie du développement
«Cette partie que l’on voit à l’arrêt, c’est la nouvelle unité 6 de la centrale Olkaria I. Quand elle sera finie, normalement d’ici fin mars, le Kenya prendra la place de sixième producteur mondial de géothermie», explique Cyrus Karingithi, directeur du développement des ressources et des infrastructures chez KenGen, qui produit 65 % de l’électricité nationale. L’ingénieur travaille pour l’entreprise, à 70 % propriété de l’Etat, depuis 34 ans et les cinq centrales électriques d’Olkaria, situées dans les creux et plateaux des collines environnantes, il les a vues pousser au fil des années.
Devant le Kenya dans la liste des plus grands producteurs de géothermie, les Etats-Unis prennent la tête, suivis des Philippines, l’Indonésie, la Nouvelle-Zélande, le Mexique et l’Italie. Ces cinq dernières années, la capacité mondiale de cette énergie a augmenté d’environ 500 mégawatts (MW) par an, principalement grâce à la Turquie, l’Indonésie et le Kenya. Sur le territoire de ce dernier, quatorze sites géothermiques, situés le long du Grand Rift, sont en cours d’activité ou de prospection, et la ressource représente 38 % de l’électricité produite.
KenGen prévoit de faire grimper cette part dans les prochaines années avec l’installation de quatre nouvelles centrales sur le site d’Olkaria, ajoutant 651 MW à sa capacité de production. Plus de cheminées de fumées et de bâtiments industriels vont rejoindre le réseau de tuyaux beiges et verts qui enserrent déjà les collines de Hell’s Gate, protégé par l’appellation parc national depuis 1984. Mais pour le gouvernement, ce sacrifice du paysage naturel local est nécessaire au bien commun. «Jusqu’en 2012, il y avait des rationnements d’électricité par région. Le principal avantage de la géothermie pour le Kenya c’est de fournir une source d’énergie fiable», remarque le professeur Nicholas Mariita, directeur du département de géothermie de l’université Dedan Kimathi.
L’électrification est un enjeu majeur pour le pays qui part de loin : en 2013, seuls 27 % de la population avait accès à l’électricité. Ce ratio est aujourd’hui de 75 %, marquant l’évolution la plus rapide dans la région. La stabilité du réseau reste un problème et les coupures d’électricité sont courantes. La dernière d’ampleur nationale remonte au 11 janvier. Face à un tel défi, le gouvernement a déployé de nombreux plans nationaux et la production augmente de manière quasiment exponentielle depuis dix ans. Rien que sur le site d’Olkaria, la capacité a été multipliée par 5,3 entre 2010 et 2021.
Composer avec la géographie de son territoire
Les premières prospections ont eu lieu en 1957, à l’initiative du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) et du gouvernement britannique, menant à la construction de la première usine du continent en 1985. Les centrales suivantes ont été financées par la Banque mondiale, la Banque européenne d’investissement, la Banque allemande du développement, l’Agence japonaise de coopération internationale, la Banque africaine de développement et le gouvernement kenyan à travers KenGen.
Le coût de forage d’un puit peut aller jusqu’à 6 millions de dollars (5,3 millions d’euros) et trois sont nécessaires pour seulement prouver la présence de quantités suffisantes de vapeur. Une usine entière coûte, elle, jusqu’à 80 millions de dollars (71 millions d’euros). Face à ces dépenses d’installation très importantes, les investisseurs privés sont réticents mais le Kenya cherche à s’émanciper des prêts internationaux aux conditions exigeantes et a donc créé en 2008 la Société de développement géothermique, afin de réaliser la phase de prospection et faciliter l’engagement des producteurs indépendants.
Si le Kenya est aujourd’hui le pays le plus en avance sur la production géothermique des pays du système du rift Est-Africain, c’est aussi qu’aucune autre source d’énergie constante et suffisante n’est disponible sur le territoire. Historiquement, la production d’électricité repose sur les rivières et les cascades, à hauteur de 32 % du mix énergétique en 2021. «Les conditions pour exploiter l’hydroélectricité ont été épuisées, affirme le professeur Mariita. Il n’y a pas beaucoup de grandes cascades comme en Ethiopie et les pluies n’ont pas été conséquentes ni régulières ces dernières années.» L’éolien et le solaire représentent une solution mais ne sont accessibles en moyenne que 40 % de l’année, quand le taux de disponibilité de la géothermie est de 95 %. C’est pourquoi, malgré les coûts d’investissement qui assurent une facture d’électricité élevée pendant des décennies, le Kenya se tourne résolument vers son avantage naturel : la chaleur de la Terre.
Et sur notre territoire?
En France, l’énergie géothermique reste moindre dans le mix énergétique. Elle représentait en 2017, d’après EDF, 10,2 % des énergies renouvelables générées, elles-mêmes correspondant à 10 % du total des énergies produites. La seule centrale à produire de l’électricité à partir de la chaleur de la terre, au niveau industriel, se trouve à Bouillantes, en Guadeloupe, et exploite le massif volcanique de La Soufrière. Sur les autres sites, en Ile-de-France, Nouvelle-Aquitaine et dans le bassin rhénan, la géothermie est principalement utilisée pour produire de la chaleur, à destination du chauffage et de la climatisation des bâtiments ou pour alimenter des petits réseaux de canalisations, des piscines, serres et autres. La filière est installée depuis les années 2000 et la production de chaleur est en augmentation depuis 2013. D’autres régions françaises ont également un potentiel géothermique comme le Massif central, le Languedoc-Roussillon, la Martinique ou encore la Réunion.