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Libération
Critique

La montagne tragique d’Alexandre Duyck

Une saison à la montagnedossier
Ecrit à partir d’une histoire dramatique dans les Alpes suisses en 1942, «Avec toi, je ne crains rien» est un beau livre sur la montagne, l’amour et la famille.
Sentier de randonnée pédestre entre Rottenboden (2 815 m d'altitude) et Riffelberg (2 582 m d'altitude) dans le massif du Gornergrat, dans les Alpes suisses. (Danièle Schneider/Saif images)
publié le 2 mai 2024 à 22h38

«15 août 1942, deux silhouettes s’éloignent dans la douceur de l’été. Il est un peu tard, cet après-midi, pour aborder l’ascension : 2 500 mètres de dénivelé ; et la femme qui suit son époux n’a jamais pratiqué la montagne.» Voilà pour le début, dont, à la seule lecture, on sait qu’il va s’acheminer vers les embrouilles. Oh ! Peu d’indices, sauf ce «n’a jamais pratiqué la montagne», tout est dans ce jamais, qui promet quelque chose…

«Joseph embrasse toujours Louise aux deux mêmes moments de la journée, le matin avant qu’elle ne s’en aille, le soir quand elle rentre […] Il l’embrasse deux fois pour lui porter bonheur, comme un talisman. La peur qu’elle ne revienne pas, la hantise du pressentiment […] Que peut-il pourtant lui arriver ?» Alexandre Duyck a un vrai talent pour faire monter l’ambiance, comme on grimpe une montagne, à son rythme, avec parfois des pauses où l’on se désaltère, on mange un bout de quelque chose, on regarde autour, l’heure qui passe, les animaux qui parlent et bruissent, l’eau qui coule, au loin, et nous rappelle qu’il faudra bientôt se remettre en chemin si on ne veut pas être surpris par la nuit, ou un autre danger qui rôde.

Une vérité pas acceptable

«C’est la fin de la journée, le moment redouté, les parents ne sont pas rentrés. Les petits demandent “à quelle heure reviennent-ils, pourquoi mange-t-on sans maman et papa ?”» Ce doit être cela devenir adulte. Mentir comme une arracheuse de dents, mentir à ses propres frères et sœurs. Mentir pour les protéger du pire, pour les préserver bien sûr, mais mentir quand même, en connaissance de cause, sans se départir, sans mauvaise conscience. Simplement parce que la vérité n’est alors, à ce moment, pas encore vraie, pas encore acceptable. Alors elle ment, fait comme si de rien n’était. «Là, c’est différent, maman est avec lui, ils ont marché moins vite, c’est bien normal, ils ont voulu prendre leur temps, leurs vacances à eux, ils se sont arrêtés en chemin pour ramasser des fleurs et peut-être quelques champignons, et des plantes pour nous soigner, ne vous inquiétez pas.»

Nous-même, au tout début, on se rassure comme on peut. Ce serait trop d’un coup. Pas les parents des quatre enfants ! Ils se sont forcément arrêtés quelque part. Mais où ? Personne ne les a vus de l’autre côté du glacier… Ce n’est que le mardi matin que l’alerte est lancée, puisque décidément, Joseph et Louise ne donnent signe de vie à personne. Et c’est le curé Jean qui se charge des opérations de secours. «Il est 15 heures, le sentier s’achève, le glacier se dresse devant eux. L’air froid les a saisis depuis un moment, il s’est annoncé plus bas, bien avant qu’ils ne puissent le voir, le glacier n’est d’abord qu’un courant d’air, un souffle, plus rien n’est pareil, ni le sol, ni la température, ni la lumière. Les fleurs soudain disparaissent, les arbres se dispersent peu à peu, rien ne pousse au pied du glacier éternel.» Voilà. Avec toi, je ne crains rien, écrit avec sensibilité par Alexandre Duyck, est donc un livre au titre un brin mensonger…

Avec toi, je ne crains rien, d’Alexandre Duyck, Actes Sud, 208 pp., 19,90 euros.