Comment réconcilier métropoles et campagnes, périphéries et centres-villes, écologie et habitat ? Plongée, en partenariat avecla Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines(Popsu) dans les initiatives qui améliorent les politiques urbaines.
Le sociologue Benoît Coquard, chargé de recherche à l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), travaille sur les classes populaires en milieu rural. Il est l’auteur de Ceux qui restent, faire sa vie dans les campagnes en déclin (éd. la Découverte, 2019), une enquête de plusieurs années auprès des populations rurales dans la région Grand-Est. Il revient sur ce qu’implique le surgissement du terme «invisibles» pour qualifier certains groupes.
Les références à une France des invisibles se multiplient dans le discours politique et médiatique. D’où vient cette expression ?
Elle a émergé dans les années 2000. On la retrouve d’abord dans les sciences sociales, et les travaux sur la ségrégation urbaine et la précarité. Il s’agit alors de qualifier des populations non représentées dans le débat public. On peut citer ici la France des invisibles, piloté par le sociologue Stéphane Beaud. Puis l’expression a pénétré le champ politique. L’une des premières à utiliser ce terme a été Marine Le Pen, lors du tournant social du Front national. Elle y fait référence, pour la première fois il me semble, dans un discours de campagne en 2012 : «Français, vous êtes les oubliés, les invisibles [phrase prononcée lors d’un meeting à Metz le 11 décembre 2011, ndlr].»
Il y a donc une acception sociologique et une autre politique du terme. Mais peut-on dire qui sont précisément, selon ces deux configurations, les invisibles en question ?
En tant que sociologue, ma démarche n’est pas de qualifier normativement qui est visible et qui ne l’est pas. Personnellement, je ne manie pas ce terme dans mes recherches. En revanche, il est possible d’analyser l’usage de l’expression dans le débat public. Nommer les invisibles revêt alors une dimension politique. Dans le discours du RN par exemple, les invisibles sont ces classes populaires blanches, éloignées des centres-villes, défavorisées au profit des populations urbaines racisées. Avec un sous-entendu : ces invisibles-là sont aussi les méritants.
Au-delà de sa douteuse récupération politique, pourquoi l’emploi de cette notion dans les sciences sociales vous gêne-t-il ?
Parce que l’invisibilité et l’éloignement, qui dominent aujourd’hui le rapport à la ruralité et aux quartiers populaires, enferment et essentialisent des groupes sociaux pourtant complexes et hétérogènes. On n’a jamais autant dit qu’ils étaient invisibles, or à force de le dire, l’énoncé devient performatif : il réduit ces populations à cette identité. Je le perçois comme une forme de mépris pour ces gens-là. D’autant que cette identité n’est souvent pas vécue comme telle par les principaux intéressés. S’agissant de ceux qui constituent mon sujet d’étude par exemple – les employés et ouvriers établis loin des grandes villes —, ils ne sont pas du tout invisibles là où ils vivent.
On perçoit pourtant chez une partie de la population, a fortiori non-métropolitaine, la frustration de n’être pas pris en compte, un sentiment d’abandon…
Je ne nie pas ce sentiment d’abandon. Il existe, on le constate dans les entretiens. Il s’exprime par exemple devant la dématérialisation des droits ou la disparition des services publics. Et oui, les gens ont tout un tas de problèmes structurels dont ils voient bien qu’ils sont absents de l’agenda politique et médiatique : l’essence pour leur voiture, la garde de leurs enfants, la rénovation de leur maison, etc. En revanche, je suis contre l’idée que ce sentiment d’abandon explique tout, et notamment le vote RN dans ces territoires. Résumer la vie des gens à la campagne à des manques (d’attention, de visibilité, d’aide de l’Etat) est un moyen d’occulter ce que ces populations valorisent et affirment : leur attachement à leur mode de vie, et le rejet de celui des urbains. Le vote RN n’est pas qu’un vote de petit blanc qui a fui la ville apeuré. C’est aussi l’affirmation d’un style de vie.
L’enjeu ne serait alors pas tant d’être visibles que d’être laissés tranquilles ?
C’est en tout cas ce qui est apparu pour le mouvement des Gilets jaunes [en 2018-2019]. La révolte ne visait pas tant un Etat qui n’aide pas assez, mais bien un Etat qui entrave trop : en l’occurrence une certaine autonomie des modes de vie et l’accès libre au territoire. Les radars, les 80 km/h et enfin la taxe carbone ont été perçus comme des décisions prises au centre des villes contre le style de vie des non urbains. Il y a dans ces territoires une demande de service publics, bien sûr, mais aussi de ne pas être suradministrés, d’affirmer un éloignement du pouvoir central.
En quoi la sociologie a-t-elle ici un rôle à jouer ?
Le monde rural, puisque c’est mon sujet d’étude, est de plus en plus visible, montré et mis en scène. Mais dire que ces gens-là existent ne suffit pas. Il faut donner à comprendre ces pans de vies, ces rapports au monde particuliers, à ceux pour qui c’est une autre langue. Souligner les constructions sociales, démontrer que le rural ne se résume pas à un type qui roule au diesel. C’est ce travail de traduction que permet la sociologie. Un travail dont nous avons fort besoin, car l’histoire va vite et les changements actuels sont brutaux : accès au logement, hausse des inégalités, impacts socio-économiques post-Covid, recomposition des sociabilités… Il y a une foule de phénomènes capitaux qui sont aujourd’hui peu ou pas documentés.
Quid, enfin, de la transmission ?
Je suis pour une vulgarisation à toute épreuve ! Photographie, cinéma documentaire, bande dessinée, et même art contemporain… Il n’y a pas que les phrases longues et compliquées pour dire ces réalités sociales. Tant qu’elles sont fondées sur des bases empiriques solides, toutes ces nouvelles formes de récits sont réjouissantes et utiles.